JOCELYNE BEROARD : “Je suis profondément Martiniquaise…”

Le créole, une langue qui est sublime et que je redécouvre tous les jours parce que j’y trouve des formules, des tournures de phrases, des sensations qui sont extrêmement fortes et qui me touchent.

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Contrôle d’identité, s’il vous plaît ?
Je suis la chanteuse du groupe Kassav’. Je suis née à la Martinique un 12, chiffre magique, septembre, route des Religieuses, j’ai vécu au Petit Paradis et ai fait mes premières classes au Couvent de Cluny. Ce qui fait de moi une Sainte (rires).
Au départ, je ne devais pas faire de musique. J’ai commencé des études de pharmacie à Caen, les ai laissé tomber pour étudier les Beaux-Arts à Paris et, y retrouvant mon frère musicien, j’ai commencé à chanter à droite et à gauche. Devenue choriste professionnelle, de fil en aiguille, j’ai travaillé avec divers artistes jusqu’à ce que Kassav’ m’appelle.
Ma première collaboration avec Kassav’ est en 1980, et en 1983, j’intègre définitivement le groupe.

Parle-nous justement de tes débuts avec Kassav’…
J’ai d’abord été appelée en tant que choriste. La première tournée que j’ai faite avec Kassav’ en 1983, c’était une tournée « Carnaval » en Guadeloupe et Martinique. On essayait d’installer le groupe car la première tentative en 1982 avait été un véritable fiasco. A l’époque, il n’y avait guère de salles alors le groupe avait prévu les concerts dans des stades mais l’affluence fut très confidentielle. Il fallait tenter autre chose, alors nous nous produisions en interlude, entre deux groupes cotés, et les jours de vidé de carnaval, sur des chars. Le public suivait ces chars en reprenant des chansons de carnaval connues comme Papiyon Volé et des titres de Kassav’ très rythmés, ce qui a contribué à mieux faire connaître le groupe. Il s’agissait d’habituer les gens aux sons de Kassav’ qui proposait un style musical différent de ce qui se faisait. Ce n’était pas évident de s’imposer car on se retrouvait en face d’orchestres comme la Perfecta, Tabou Combo, les Frères Déjean, etc, qui se produisaient chaque week-end dans des paillottes. Il y avait aussi Malavoi qui n’était pas en compétition avec eux, mais avait l’habitude des concerts et avait bâti sa notoriété.
Le premier concert de Kassav’ à Paris a eu lieu à la mairie du 14ème dans une grande salle où étaient organisés les bals antillo-guyanais de la capitale. On peut donc dire que Kassav’ s’est fait connaître en se produisant sur des chars de carnaval et dans ces ambiances de bal à Paris ou ailleurs. Plusieurs musiciens et chanteurs ont été testés, et j’ai eu la chance d’être rappelée…

Etait-ce simple dans les années 80 d’exister en tant que femme dans un groupe d’hommes ?
Avant Kassav’ j’avais déjà fait des tournées avec des groupes d’hommes. J’avais tourné avec les Gibson Brothers pendant 3 ans. Nous n’étions que deux filles, nous voyagions dans des bus avec tous ces mecs… Nous avions l’habitude de nous défendre, de rigoler, d’être leurs copains. Ensuite, j’ai été choriste de Bernard Lavilliers. Nous étions 3 puis 4 femmes et il n’y avait aussi que des hommes autour de nous.
Quand j’ai intégré Kassav’, j’ai abordé les garçons du groupe exactement de la même manière. Comme j’étais habituée à être en tournée avec des mecs, ils n’ont pas rencontré une choriste qui ne savait pas comment faire. Ils ont trouvé une femme qui leur disait oui ou non mais fermement. C’était passionnant car il y avait un objectif dans Kassav’ et comme j’aime bien participer, j’ai été très à l’aise tout de suite. En tant que choriste, j’exécutais ce que l’on me demandait de faire et, au fur et à mesure, j’ai commencé à composer avec les autres, à écrire des textes jusqu’à ce qu’ils me proposent de chanter devant, à côté d’eux.

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A l’heure où vous avez fêté les 40 ans de Kassav’, on reparle beaucoup de Pierre-Edouard Décimus. Qui est Pierre-Edouard Décimus ? Présente-le nous.
Pierrot c’est un visionnaire. C’est vraiment la tête pensante de Kassav’. C’est lui qui a eu l’idée de créer un nouveau style. Il nous a dit ce qu’il attendait de nous et j’ai tout de suite beaucoup aimé son discours. Il voulait que l’on revienne à nous, que l’on crée quelque chose mais que l’on parle surtout de nous, de ce qu’on était, de ce qu’on avait, de notre héritage.
A ses côtés, il y avait son frère Georges et Jacob Desvarieux qui composaient également. Ils sont partis de la base gwo ka de Guadeloupe en réalisant des expériences et au gré des arrivées de chacun dans le groupe, un style particulier a vu le jour. Jean-Philippe qui avait l’habitude de chanter avec Simon Jurad, Patrick Saint-Eloi qui chantait avant dans le groupe de Georges
Décimus, puis Jean-Claude Naimro qui avait l’habitude de jouer avec Miriam Makeba ou Manu Dibango ont été appelés successivement. Moi aussi j’arrivais avec un tas d’influences différentes et riche de mon expérience avec les Gibson Brothers, Lavilliers, d’autres artistes et les piano-bars où je chantais du jazz, de la bossa et les standards antillais.
J’avais l’habitude de passer d’un style à un autre facilement. D’ailleurs quand j’ai eu à chanter ma toute première chanson en solo au sein de Kassav’ , Moman-ta la en 1984 , Georges voulait profiter de mon côté un peu jazzy. Mais lorsqu’ensuite j’enregistre Mové Jou, on m’a demandé d’oublier mon jazz. Il fallait que je sois plus roots, et comme j’avais l’habitude d’interpréter des biguines et mazurkas de Martinique, ce n’était pas très compliqué car ils sont d’excellents guides (…)
Pierre-Edouard, s’est beaucoup occupé de l’organisation des tournées mais a vite abandonné car ce n’était pas son domaine. Il était compliqué de vendre la musique locale car le public considérait qu’elle se limitait aux salles de bal et paillottes alors que le konpa ou la salsa étaient admises en formule concert sur des podiums . Je peux dire qu’à cette époque notre musique était dénigrée et comme Pierre-Edouard voulait l’amener sur scène, il a tout fait pour que l’on soigne notre prestance, que l’on fasse un show. D’ailleurs les concerts de Kassav’ au départ s’intitulaient « Kassav’ Show ». Pierre-Edouard a souhaité que nous portions des costumes, alors j’ai sorti ma machine et participé à la création des pantalons à paillettes et autres vêtements. Mais son plus grand souhait était que nous utilisions notre langue : le créole. A l’époque les chansons rythmées étaient généralement en créole, alors que le français était de mise pour les slows. Avec Kassav’, il fallait que l’on redonne au créole sa beauté. Tout ce que l’on refusait de façon inconsciente quelquefois, Kassav’ se devait de le valoriser. C’est ce qui m’intéressait dans le projet de Pierre-Edouard. Kassav’ me servait sur un plateau d’argent tout ce que je souhaitais en racontant une histoire avec une belle mise en scène.

Tu es considérée, avec Jacob, comme l’une des deux têtes d’affiche de Kassav’. Parles-nous de ce binôme…
Jacob et moi sommes les deux seuls qui acceptons de faire les interviews. Les autres n’ont pas très envie de prendre leur voiture à 2 heures de l’après-midi et de traverser Paris pour aller répondre à des questions. J’ai toujours aussi eu cette facilité d’aller vers l’autre. Comme Jacob, je suis bavarde, j’aime expliquer etc. Je rédige régulièrement la bio de Kassav’ alors j’en connais l’histoire, et peux la raconter. Pour tout ce qui touche à la musique, je préfère que Jacob s’en charge. On se complète bien. C’est sans doute pour cela que Jacob et moi sommes les plus médiatisés. Quand nous avons signé chez Sony Music, on nous a dit qu’il y avait trop de monde dans le noyau, nous étions six leaders avec Patrick, et qu’il serait difficile pour les gens de retenir tous les noms. Pour Sony, il était préférable que nous ne soyons que deux à être mis en avant pour la promo, les interviews. Et comme c’était déjà le cas, les autres ont dit «Amen». Mais nous savons tous dans le groupe, que Kassav’ ce sont les cinq !

Comment Kassav’ a évolué en 40 ans ?
Avec du recul, je trouve le groupe « bien assis ». Quand on démarre un concert, je peux être fatiguée mais je retrouve vite mon énergie parce qu’il y a un truc qui tourne et qui est vraiment palpable. Il y a toujours eu une belle énergie mais elle a mûri. La scène a toujours été une affaire prise sérieusement mais aujourd’hui je trouve que c’est vraiment plus mastoc. Il y avait peut-être plus de vitalité chez tout le monde les premières années, mais aujourd’hui, il y a plus de sérénité. Après 35 ans de vagabondages, celle-là a une tendinite, l’autre a mal aux pieds ou au dos mais chacun donne encore le maximum et la musique nous lie toujours autant.

Parle-nous de ton combat pour préserver le chant en créole. Tu sembles être offusquée par ceux qui font aujourd’hui du zouk en français.
Que ce soit chanté en créole, que ce soit chanté en français, si tu écris des textes, ce n’est pas que pour faire de l’argent ! Si tu veux gagner de l’argent, fais un super texte ! Même si tu ne mets que quatre mots, fais que tes quatre mots soient géniaux ! Si tes quatre mots me touchent, peu importe la langue je te suis. Mais si tu écris des choses mièvres et qu’en plus tu le fais en français, oui ça m’horripile (…) J’essaie d’écouter ce que font les artistes originaires de chez nous. Je veux me rassurer car je me demande souvent ce qu’il y aura après Kassav’. Qui sera là pour tenir le haut du pavé ? Ce que je veux, c’est que quand Kassav’ n’existera plus, qu’il y ait encore quelque chose qui fasse exister les Antilles dans l’univers musical. En France, culturellement, les Antilles sont toujours mises à l’écart, c’est bien pour ça qu’on nous appelle « l’Outre-mer »… c’est loin. Mais avec Kassav’ ils sont bien embarrassés car nous sommes là depuis quarante ans. De plus, lors de nos concerts, il n’y a pas que des Antillais qui reprennent nos chansons en créole et les interprètent par cœur. Donc sur cette question de « langue créole qui limite », ce n’est qu’un prétexte pour nous maintenir en périphérie. Nous pouvons l’imposer si nous y croyons ! A nous de mieux nous exporter à l’extérieur.

Jocelyne Béroard aujourd’hui est donc profondément Martiniquaise ?
Je suis profondément une afro-descendante antillaise ou caribéenne de la Martinique, avec une langue qui est le créole, une langue qui est sublime et que je redécouvre tous les jours parce que j’y trouve des formules, des tournures de phrases, des images, des sensations qui sont extrêmement fortes et qui me touchent.
Quand les gens chantent avec moi « Pou solèy pa vini makrélé sa ka rivé mwen jodi-a », ça leur parle. Si je l’avais écrit en français « pour que le soleil ne vienne pas voir ce qui se passe chez moi… », ils auraient compris ce que je raconte mais ça n’aurait pas eu la même intensité. Donc pour moi, il est important de m’affirmer Martiniquaise.
Cela dit, je comprends que des jeunes chanteurs de zouk nés à Paris, ou des jeunes vivant aux Antilles n’aient pas reçu en héritage l’amour de la langue créole. On leur en a même interdit l’usage, donc ils connaissent vaguement la langue et ils ne savent pas l’écrire, ce que je peux comprendre. J’ai eu la chance d’avoir connu avec ma mère les chansons de Fernand Donatien qui m’ont donné une base. Lorsque j’ai commencé à écrire des textes, il était important de faire en sorte que mon créole ne soit pas la traduction de phrases en français. Retrouver l’imaginaire créole était primordial. C’est au fur et à mesure que je me suis sentie à l’aise avec ma langue. J’ai acheté des dictionnaires, des livres de grammaire créole, j’ai acheté toutes sortes de bouquins pour apprendre à la manier convenablement et je continue encore… J’apprends ma langue comme on apprend la langue française, que l’on parle tous les jours! Comme on fait à l’école pour le français, pour le créole c’est pareil : ouvrir ton livre et apprendre. Il faut simplement faire l’effort. Avoir envie de rencontrer la langue. Et si ça ne t’intéresse pas de l’apprendre, lis alors de bons livres pour écrire de beaux textes dans la langue de ton choix.
Car mon souhait est que le zouk soit joué dans le monde entier et dans toutes les langues. Ca vient. J’ai d’ailleurs entendu du zouk chanté par une Chinoise. Une musicologue Japonaise invitée chez nous à un colloque sur le zouk nous a montré un document sur Kush Kush, un groupe japonais, faisant du zouk à sa manière. En écoutant la musique et surtout les cuivres, on sentait bien l’influence de Kassav’. Le groupe a joué du zouk pendant 10 ans au Japon. Tout comme on retrouve au Mozambique, à Curaçao ou au Cap Vert des artistes faisant du zouk dans leur propre langue, tous les gens qui aiment le zouk peuvent se l’approprier, le chanter et l’arranger ; ça ne me dérange pas. On parle d’un style musical qui peut s’internationaliser. Tous les chanteurs antillais qui veulent chanter en français, sont libres de le faire, mais si possible avec de bons textes ! Parce qu’il faut que l’on se fixe un objectif : la qualité. Je ne parle même pas d’excellence mais nous sommes confrontés au monde entier et si nous voulons ouvrir des portes, il faut pouvoir les défoncer avec quelque chose de costaud. C’est ce que Kassav’ a fait en créole…

Parle-nous donc de ce qui unit Kassav’ et l’Afrique…
Quand j’étais étudiante à Caen, je connaissais quasiment tous les Africains qui fréquentaient ma résidence universitaire et souvent, quand je discutais avec eux, ils me disaient qu’au lendemain de l’indépendance de leurs pays, la France avait gardé la main mise mais en envoyant de préférence des gens colorés qui leur ressemblaient, des Antillais. Sauf que quand on donne ce genre de responsabilités à nos frères Antillais qui en plus se sentent bien Français, c’est pour eux une sorte de reconnaissance et ils se doivent de représenter dignement la France. C’est un fait qui a eu l’air de toucher beaucoup de jeunes Africains pour qu’ils m’en parlent. En tout cas, ils ressentaient que certains Antillais avaient un comportement de supériorité vis à vis d’eux. Après tout, l’Antillais est Français, on ne pouvait pas lui reprocher d’être allé en Afrique en tant que Français mais ça avait provoqué un ressentiment et un rejet.
Par la suite, beaucoup d’Africains ont dit que la venue de Kassav’ a permis de renouer les liens, a remis en route la connexion entre l’Afrique et les Antilles.
La première fois que j’ai posé le pied sur la terre africaine, c’était lors d’une escale après une tournée à la Réunion avec le Cabo Verde Show, j’y ai immédiatement ramassé de la terre et garde encore chez moi, le bocal daté avec cette terre à l’intérieur. Puis j’y suis retournée avec les Gibson Brothers, c’était au Congo. Je suis allée sur le marché et c’était pour moi un enchantement. J’étais très heureuse d’être en Afrique.
Avec Kassav’, ce fut encore une autre expérience. La musique que nous jouions les touchait. Certains retrouvaient des bribes de musique jouée dans le village de leurs parents. Le groupe a été de façon surprenante adopté et adulé. Nous étions considérés comme des stars mais j’ai du mal à jouer le jeu du star-system. Dans Kassav’ nous partageons le succès. Il n’y a pas un membre du groupe qui soit mieux traité qu’un autre.
L’Afrique nous a ouvert ses bras et nous avons plongé dedans, découvrant mille choses ici et là, dinant dans les maquis, invité chez celui-ci, discutant avec celle-là de nos similitudes et nos différences. Notre musique est fille de ses musiques et c’est elle qui a tissé le lien.

Le mot de la fin. Si je te dis “Roots” ?
Je suis roots, tout le monde est roots. Les Présidents du monde entier quand ils sont élus vont se recueillir sur la tombe d’un guide, d’un parent… C’est le besoin d’affirmer un lien, une ascendance. Dans tous les pays, les gens ont une base. Si on n’a pas de racines, on s’envole. Il faut pouvoir puiser quelque part. D’ailleurs faire la scission entre les anciens et les jeunes, est une erreur déjà faite auparavant. Il faut regarder et savoir ce qui s’est fait avant pour se nourrir, réparer et avancer. L’homme est amené à progresser, mais si tu rejettes tes racines, tu prendras les roots d’un autre et ne pourras plus t’imposer en affirmant qui tu es.

Interview réalisée par Rebecca Valentine Marival
Édition Karayib