JOEY STARR : Rappeur, entertainer, acteur…

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Contrôle d’identité, s’il vous plaît ?
De ce côté-ci du monde, de temps en temps, je crois que l’on me confond avec Henri Salvador mais pas du tout, non je ne suis pas Guyanais ! Donc je suis issu de deux parents martiniquais, je m’appelle Didier Morville aka Joey Starr. J’ai 53 ans. Je suis entertainer, acteur, producteur, enfumeur de masses, colibri… Je mets souvent de la gazoline dans le vaisseau et je pars souvent en tournée… Voilà en gros qui je suis.

Didier Morville aka Joey Starr. Tu as marqué une génération qui te connait plus en tant que rappeur célèbre grâce à NTM. Les plus jeunes connaissent davantage tes talents d’acteur. Arrives-tu aujourd’hui à dissocier tes deux personnages ?
Didier Morville et Joey Starr ne jouent en fait pas dans la même équipe. Mais j’ai des moments Didier Morville en étant Joey Starr et des moments Joey Starr en étant Didier Morville. Disons qu’aujourd’hui j’ai des responsabilités qui font que l’homme a changé et j’ai surtout 53 ans. En plus, quand tu rajoutes l’âge de Kool Shen, on a un siècle à nous deux, je trouve ça classe ! Tu te rends compte que cela veut dire qu’avec NTM, nous sommes là depuis l’époque de la naissance de certains.
Ma carrière de rappeur a donc évolué mais l’un dans l’autre, Didier Morville ne vit pas dans l’œil de Joey Starr bien que chacun vive du regard de l’autre. Aujourd’hui, j’ai surtout une impression de liberté, j’ai le luxe de ne pas accepter toutes les propositions professionnelles que l’on me soumet surtout quand je sens que je vais me faire chier. Je dis oui par contre à des choses risquées, j’adore l’accident, j’aime sortir de ma zone de confort comme avec la pièce de théâtre Elephant Man qui s’est jouée deux mois à guichets fermés aux Folies Bergères. Nous avons fait un truc magnifique, je me suis retrouvé sur les planches durant 3 heures chaque soir. J’ai vraiment ce luxe de pouvoir dire oui à des choses incomprises par les gens. Je ne suis pas carriériste mais des gens viennent vers moi et assument de vouloir travailler avec moi malgré le lourd bagage que je trimballe. Ces «doux dingues» me proposent des projets sérieux et qui me font sortir de ce truc de rappeur. Je peux dire qu’aujourd’hui je suis spectateur de Joey Starr. Je n’ai jamais vu un concert de NTM, je me réfère aux retours de mes proches comme quand ma mère revient de chez le coiffeur rouge de fierté car les autres clientes lui ont parlé de son illustre fils. Ou parfois quand je croise des fans de NTM qui me racontent, les yeux huileux, ce qu’ils ont vécu en me voyant sur scène. Je me dis que j’aurais bien aimé y être mais en fait j’y étais mais pas du même côté. Dans la vie, on ne peut pas être protagoniste et spectateur à la fois. Donc je jouis aujourd’hui de cette possibilité d’être au cinéma, tantôt un flic ou tantôt un postier. Et j’aime quand le truc s’éteint, quand je dis au revoir aux équipes et que j’enlève mon costume d’acteur. Voilà un peu comment je gère mon temps. Joey Starr c’est très tôt le matin, le reste de la journée je suis Didier Morville qui doit composer avec les gens et qui se fond dans la société.

Joey Starr ne regarde pas les concerts de NTM mais est-ce que Didier Morville visionne ses films ?
Ça m’arrive de regarder les films dans lesquels je joue quand je suis avec ma mère. Mais je les regarde très rarement de moi-même. C’est comme pour les interviews avec la presse, je ne les relis pas. J’ai l’impression que c’est comme des pas dans la neige, ça ne reste pas. Ça ne m’intéresse pas plus que ça surtout que souvent tu papotes avec les gens, ils retranscrivent ce que tu dis mais à leur sauce et ce n’est jamais vraiment fidèle à tes propos… C’est comme de se regarder plus de deux minutes dans le miroir le matin. Alors que concrètement, pour imager ce que je dis, tu as besoin d’une minute pour te brosser les dents, une minute pour te mettre un truc sous le bras et voilà ça fait deux minutes. Il s’agit d’aller à l’essentiel.

Quand je croise des fans de NTM qui me racontent, les yeux huileux, ce qu’ils ont vécu en me voyant sur scène… Je me dis que j’aurais bien aimé y être […] Mais dans la vie on ne peut pas être protagoniste et spectateur à la fois.

Quand nous avons réfléchi à qui serait assez représentatif de la communauté caribéenne ayant réussi dans l’Hexagone, pour être en couverture de cette première édition « Karayib », ton nom s’est imposé comme une évidence. Te sens-tu toi même assez représentatif de la Caraïbe ?
Disons que je suis un négropolitain moi ! Pourquoi ne pas avoir plutôt choisi Patrick Chamoiseau ou Aimé Césaire ? Sinon oui je suis d’origine martiniquaise et je n’oublie jamais de le mentionner. Je trouve quand même que je suis d’une faiblesse incommensurable pour parler de la Martinique en profondeur bien que je me sente Martiniquais. Mais il y a un Martiniquais très connu que j’ai précité qui a dit que « la négritude est un luxe » et cette phrase a très tôt fait écho en moi donc oui, je me revendique Martiniquais malgré tout. Après quoiqu’il arrive je suis rattrapé par un truc, c’est que j’ai fait des enfants, je vis avec mon frère donc j’ai envie de dire que la négritude m’entoure. Je suis rattrapé par ça et j’adore ça, ce n’est pas juste le truc de boire du rhum. Si je dois d’ailleurs revenir sur mon documentaire « La Route de la Soif »… Au départ, nous sommes allés boire du rhum entre amis et nous avons été rattrapés par quelque chose qui devient plus concret, qui te donne envie de raconter une histoire, des relations humaines, un cursus, l’esclavage, la colonisation… Des choses indissociables mais qui m’ont toujours perturbées et intéressées à mort. Tout en sachant que le mec qui produit « la Route de la Soif », c’est aussi un Antillais. Donc comme je dis, je suis rattrapé par un truc. Si j’avais décidé d’un seul coup d’être noir africain ça n’aurait pas été crédible. Très sérieusement, je suis d’origine martiniquaise par mes parents. Quand je m’exprime, tu n’entends pas de « wesh », on sent quand même que j’ai le cul entre deux chaises. Et mes deux premiers enfants dont la mère est moitié française et moitié africaine et dont le nom de famille est Sy ne sont jamais allés en Afrique mais par contre ils sont déjà allés aux Antilles. Aussi je peux rajouter que la mère de mon petit dernier est moitié malgache, moitié italienne. Il s’appelle Marcello mais il a lui aussi du sang martiniquais dans les veines…

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Tu dis avoir le cul entre deux chaises, en tant que Français d’origine martiniquaise. Quel regard portes-sur la population antillaise de France d’aujourd’hui ?
Je ne vais, selon moi, pas assez souvent aux Antilles. Disons que je suis coincé dans des histoires de famille de merde du côté de
mon père, qui font que les gens ne s’adressent plus la parole à cause de problèmes de terrains. Et ma mère, à qui j’ai dit un jour que je projette de lui acheter une maison en Martinique, m’a répondu : « Pourquoi faire ? ». Selon elle, aux Antilles, on lui a pourri son enfance, c’était une autre époque mais c’était compliqué et, aujourd’hui, elle se sent très bien en région parisienne à Pierrefitte…

Donc finalement tu te revendiques plus du 9.3 ?
Kool Shen qui est Franco-Portugais a dit un jour un truc très percutant : « Quand on n’a pas grand chose, représenter les siens c’est déjà quelque chose ». Donc oui, je suis du 9.3, j’ai grandi en Seine-Saint-Denis après tout. Et puis, j’ai un père qui se sentait davantage chez lui en France que le Blanc l’était. Il disait comme beaucoup de négropolitains « mèm si ou ni on tèt soubawou » : tu te dois de t’intégrer. Mon frère qui est plus noir de peau que moi et que j’ai appelé « négrillon » un jour m’a insulté… Voici un peu le vécu d’un Antillais évoluant en France.

Mes deux premiers garçons ont une mère métisse sénégalaise. Le dernier, sa mère a du sang malgache et italien. Niveau citoyens du monde, mes fils ne peuvent pas faire mieux.

Tu avais eu l’opportunité de t’exprimer à la télé sur cette polémique de racisme anti-blanc et défendre par la même occasion Lilian Thuram par qui le débat avait été relancé. Reprécise-nous ton sentiment sur la question.
Je pense que les choses sont toujours à la même place quelque part. Je vais faire une confidence à ROOTS magazine, même chez moi il y a quelque chose d’hypocrite parce qu’en fait j’adapte un peu mon discours par rapport à l’endroit où je me trouve. Mais c’est très vrai ce qu’a dit Lilian et j’ai envie de rajouter : « Vous n’êtes pas dans nos pompes donc ne parlez pas à notre place ». Que ce soit nous, que ce soit les Asiatiques, toutes les communautés qui font partie de la composante française doivent être respectées. N’oublions pas que les gars sont venus nous chercher pour nous ramener en France souvent pour des raisons pécuniaires. Donc ce n’est pas normal d’être repris par ces gens qui veulent parler à la place des autres, qui n’ont souvent aucune culture et qui sont Blancs. On peut dire par rapport à ça que Lilian a eu raison de réagir et que s’il y avait eu plus de footballeurs qui avaient eus le courage de réagir, le débat aurait été plus sensé et pas seulement pour dire que le racisme anti-banc n’existe pas. On sait l’impact qu’a le foot sur la société française. D’ailleurs quand la France gagne la Coupe du Monde en 1998, on se souvient de l’essor économique que ça a suscité. On a connu cette fierté du vivre ensemble « Black Blanc Beurre ». Donc si d’un seul coup plus de joueurs s’étaient affichés, aussi bien les Blancs, les Noirs que les autres, on aurait gravé quelque chose dans la pierre. Mais seul, Lilian ne pouvait pas mieux se faire entendre.
Nous sommes en 2020, ça donne aussi l’impression que les mecs n’attendaient que ça pour soulever un faux problème. Comme l’attitude des Français par rapport aux migrants, on veut nous faire avaler que les gars quittent délibérément le soleil pour venir souffrir dans le froid. On parle quand même d’êtres humains qui viennent mourir sur nos côtes. Et donc tu as des gens qui te parlent de comment répartir ces êtres humains sur le territoire français. On parle de vies humaines ! Lilian a donc posé la question, à savoir est-ce que ce n’est finalement pas un problème de comment la population blanche perçoit les non-Blancs. On parle de géopolitique et, dans 10 ans, je me dis que l’on aura besoin des bras de tout le monde pour entreprendre quelque chose pour la planète. Toute cette population blanche, catho, hétérosexuelle affirmée et je peux la ramener sur le sujet parce qu’en bon Caribéen, j’ai du sang blanc et chinois, doit comprendre qu’il faut composer avec toutes les races. Nous sommes tous des citoyens du monde ! Personnellement, j’ai depuis longtemps été en marge de la société, j’ai été, plus jeune, danseur et graffeur et j’ai donc subi le racisme d’une certaine façon. Quand les flics nous arrêtaient, ils se demandaient toujours ce que l’on faisait, au-delà de nos têtes de moricauds, avec des gants blancs et les vêtements couverts de peinture. Comme quand on mettait de la musique à fond dans le métro pour danser. Donc j’ai envie de dire que je me sens en décalage par rapport à ces histoires de couleurs de peau mais tu es finalement toujours rattrapé par ça.

Du coup, si je te dis Black Excellence, que me réponds-tu ? Utopie, réalité ou quelque chose qui est en train de se développer ?
Dans les années 90, il y a un mouvement qui est arrivé en France, il me semble par le biais de Grace Jones, qui s’intitulait « Black is Beautiful ». C’était juste génial, nous étions à la période de la fashion week. Avoir une femme noire, cheveux courts et crépus, avec énormément de charisme comme fer de lance, j’ai trouvé ça énorme. Je répète qu’Aimé Césaire a dit – en gros – que « la négritude est un luxe » et je dirais que ce truc de devoir en faire toujours trop, toujours plus en tant que Noirs, ça a toujours été une manière d’imposer tout ce que nous avions à proposer en matière de lifestyle. Nous sommes depuis toujours dans l’exubérance, nous sommes vivants, nous avons de la ressource, nous avons cette faculté de nous relever, de rire parfois de choses difficiles à vivre.
Nous, nous sommes arrivés dans l’univers de la musique en nous appelant « Nique Ta Mère » dans les années 80 donc tous les mecs qui aujourd’hui font les beaux, il faut qu’ils comprennent le travail effectué avant. Avec mon pote franco-portugais, on chantait « il est Blanc, il est Noir, la différence ne se voit que dans les yeux des bâtards » (…) La France doit normalement être un exemple cosmopolite mais, malheureusement, tout le monde n’est pas au fait de l’histoire. Pour ma part, je n’ai jamais eu aucun problème à fréquenter des Blancs, des Noirs, des Chinois, des Arabes. Je le répète, nous sommes des citoyens du monde. Je suis content de savoir que le monde est vaste, je suis un enthousiaste et c’est peut-être pour ça que je suis relou mais je n’ai pas envie que l’on m’embête. Comme on dit en Afrique :
« Laisse les gens tranquilles, occupe-toi de tes affaires ».

Justement, quand tu visites l’Afrique, te sens-tu comme chez toi ?
Je te le redis, mes deux premiers garçons ont une mère métisse sénégalaise. Le dernier, sa mère a du sang malgache et italien. Niveau citoyens du monde, mes fils ne peuvent pas faire mieux. Sinon je suis déjà allé au Bénin, en Côte d’Ivoire, au Sénégal, en Tunisie, au Maroc et je trouve géniale ma rencontre avec ces pays.

Le mot de la fin, si je te dis « Roots » ?
Ma première sortie concert a eu lieu à Maubert-Mutualité, je suis allé voir un mec qui s’appelle Lincoln Kwesi Johnson, il y avait des skinheads dans la salle alors que ça parlait de « Roots Donation and Culture ». Mais sinon mes racines, ce sont surtout mes enfants qui s’intègrent tout seuls et qui sont quelquefois en compétition entre eux. Pour les guider, je me suis basé sur le comportement de mon père avec moi, que je peux comprendre mais que je ne pardonne pas. Il a voulu s’intégrer en France du mieux qu’il a pu en me transmettant des choses d’une certaine manière et parfois ça ne marche pas aussi facilement qu’on le pense. Sinon, j’ai aussi grandi avec un mec qu’on appelait Jeff de Paris. Rasta, Caribéen et dont je ne comprenais pas bien la démarche parce qu’en rentrant chez mon père, on me parlait en français, pas en créole comme ça se faisait avec Jeff dans la rue donc je pense que la « roots attitude » a été inversée chez moi. Et parfois, je demande à mes fils s’ils se sentent nègres, ils me répondent sans trop savoir que oui… c’est aussi ça affirmer sa négritude.

Interview réalisée par Rebecca Valentine Marival