MABOULA SOUMAHORO : La prof grande gueule

Contrôle d’Identité, s’il vous plaît ?

Maboula Soumahoro, mes parents sont de la Côte d’Ivoire, des Dioula. Je suis née en France à Paris. Je suis enseignante chercheur et maître de conférence à l’université de Tours dans un département anglais, spécialiste des civilisations du monde anglophone et également professeur invitée dans une université américaine « Bared College » qui a un programme dans les prisons (Bared Program Initiative). J’enseigne tous les étés un cours sur la diaspora africaine dans une prison pour femme à Manhattan. J’ai beaucoup travaillé sur la communauté afro-américaine au sein des Etats Unis, Mais également la Caraïbe anglophone et surtout la Jamaïque. Depuis quelques années, je me reconcentre sur la diaspora en Europe en disséquant les modèles allemands, britanniques et français. La question centrale de mon étude est : qu’est-ce que ça veut dire être noir à travers le monde et à travers l’histoire ?

Qu’est-ce qu’une civilisation ?

On va parler de la civilisation occidentale, de la civilisation orientale, de civilisation musulmane… En terme chronologique, cela va être une ère très longue dans le temps et dans l’étude de cette ère une étude de tous les fonctionnements culturels, politiques, même linguistiques et c’est ce tout que l’on va appeler une civilisation.

Existe-t-il une civilisation noire ?

C’est une bonne question. Il y a un monde noir, plusieurs mondes noirs même. Depuis les grandes découvertes, la conquête par l’Europe des Amériques et la traite négrière transatlantique, il y a eu des développements culturels noirs qui durent jusqu’à aujourd’hui. C’est à cette période que le noir a été inventé. Je ne dis pas qu’il n’y avait pas de noirs avant, mais le sens que cette couleur noire a revetu date de la fin du 15eme. De même que l’invention du blanc. Si on regarde pendant l’Antiquité, il y avait des gens qui étaient noirs, esclaves ou pas, ils étaient perçus comme noirs mais les caractéristiques qui leur étaient accolées n’étaient pas les même que celles qui existent aujourdhui. Quand on discute aujourdhui avec des afrocentristes, ils aiment bien parler de Nubie, d’Ethiopie, de l’Egypte, ces anciens Empire mais je pense, et beaucoup d’historiens pensent comme moi, qu’ils ont tords car à cette époque la couleur noire ne voulait pas dire la même chose. Ces peuples ne se considéraient pas comme noirs, ils étaient égyptiens, nubiens ou éthiopiens. Leur humanité n’était pas mise en cause et ils n’essayaient pas de l’affirmer par la couleur. Ils se dissociaient par leur lieu de naissance, l’empire auquel ils étaient associés ou même leur régime alimentaire (carnivore, végétariens, produits laitiers…). Donc lorsqu’au 21eme siecle, certains noirs se retournent vers ces empires en se disant « ça nous appartient » je pense que ça nait d’un besoin qui est réel en se disant que nous aussi avons eu une grandeur, une gloire, mais le sens de l’être noir à l’époque ne revetait absolument pas la même chose. La symbolique de la couleur noire date donc de la période des grandes découvertes avec la traite négrière. La déshumanisation de certaines populations, à tel point que même ceux qui n’ont pas été directement victime de cette traite, on tout de meme ressenti les répercussions de cette couleur noire. Puisque dans toutes les sociétés américaines, il y a toujours eu une majorité d’esclave et une minorité de noirs qui étaient libre. Et bien que libres, ils étaient tout de même noirs et « bénéficiaient » du même statut d’infériorité dû à leur couleur. La question n’était pas être libre ou esclave mais être noir ou ne pas l’être. Des mécanismes développés et mises en place par ses populations opprimées ont donné naissance à cette civilisation noire. Qui ont du se redéfinir pour résister, rester vivants.

Cette « fraternité supposée » entre noirs est-elle légitime ?

Quand on parle de civilisation noire il ne faut pas tomber dans le piège du « all brothers». Moi je n’ai que deux frères et je sais qui ils sont (rires). Mais il y aura tout de même toujours ce « petit truc », car je sais que tout ce qui peut leur arriver de mal, pourrait m’arriver aussi alors que s’il m’arrive quelque chose de bon, la réciproque n’est pas évidente. Que ce soit le rapport avec les administrations, avec la police, etc. En revanche, je ne crois pas trop en tous ces efforts d’unité, d’unification un peu naïve, «genre on est tous des frères et sœurs» tout simplement parce que ce n’est pas possible. De France, on aime bien regarder les afroaméricains avec envie, on trouve merveilleux qu’ils se soient tous ralliés pendant la lutte pour les droits civiques alors qu’en fait nous les connaissons très mal. C’est vrai qu’aux Etats Unis la communauté afroaméricaine est homogène mais si on regarde de plus près, c’est moins évident. Elle est homogène parce qu’ils ont toujours constitué une minorité en terme de population dans un pays à majorité blanche, et ils se sont retrouvés en majorité dans les Etats du Sud, d’où ils ont développé cette culture d’union et « du vivre-ensemble ». Il y a eu cette communauté, ce folklore, la cuisine, la langue, la musique. Pour autant, les noirs du Sud ne sont ni les noirs du Nord, ni de l’Est. Le mouvement de Martin Luther King basé dans le Sud avec les églises n’est pas le même que le mouvement de Malcom X des grands centres urbains du Nord ou que celui des Black Panthers plus tard à l’Ouest. Ce sont des choses complétement différentes et ils n’ont pas toujours été d’accord. Et aujourd’hui, rajoutez à cela l’immigration africaine et celle caribéenne un peu plus ancienne, ceux que l’on appelle « les nouveaux afro américains». Si demain, je nais aux Etats Unis de parents ivoiriens, est-ce que je partage réellement leur histoire ? Tout cela pour dire que la communauté américaine est certes plus homogène qu’en France, mais il a toujours existé des frictions et cette fraternité est plus mythologique que réelle. 

L’élection d’Obama est-elle la prophétie de Martin Luther King ?

Je trouve que c’est une belle élection pour ce pays. C’est énorme. Mais c’est aussi la preuve de l’évolution de la démographie américaine. En 2050, les minorités constitueront la majorité aux Etats Unis. L’élection d’Obama est une suite logique de mobilisations, d’évolution et d’avant-garde de la société américaine. La population américaine mute. Lors de son élection en 2008, Obama a nommé une juge  à la Cour Suprême issue de la communauté latino et c’est normal, politique et logique car le futur des Etats Unis, ce sont les latinos ! Ils sont aujourd’hui la première communauté et ont dépassé les afroaméricains. Ce que je trouve beau dans cette élection, tout du moins en 2008, est l’acceptation par le pays de son évolution. Cela aurait été plus fou, plus dangereux, plus propice à développer des tensions, s’il avait perdu l’élection de 2008. Politiquement, Barack Obama a eu besoin de la légitimité et du soutien des structures afroaméricaines pour émerger. Sa femme biensûr. Mais surtout Chicago, la ville noire par excellence, la ville de la grande migration du 20ème siècle. Désormais, la face des Etats Unis est celle de Barack Obama, ce qui est très fort pour un pays qui n’est pas majoritairement noir…

Le concept à la mode : « Afropéen ». Ca veut vraiment dire quelque chose ?

C’est en 2003 que j’ai entendu pour la première fois ce terme dans un article du New York Times qui  parlait des Nubians et cela m’avait interpellé. Ensuite, je sais qu’en France, ce terme s’est beaucoup développé, notamment via des personnes comme l’auteur Léonara Miano. C’est un mouvement qui tend à rendre indigène, à rendre locale la question noire en Europe. Ce sont des européens, noirs, qui ne sont pas seulement délocalisables. Leurs problèmes ne seraient pas seulement ceux du Mali ou de la Cote d’Ivoire, car  il y aurait aussi des enjeux pour ces personnes en France et en Europe, car elles sont – de fait – réellement attachées à l’Europe. Je pense que, politiquement, c’est même intelligent parce que la France ne pourra plus nous nier. Les gens revendiquent des droits à l’intérieur même de la France et pour être en adéquation avec les idéaux dont elle se réclame, il faudra aussi traiter ces personnes de manière égalitaire, que l’on ait une bi-nationalité ou pas. C’est une prise en compte des origines multiples de chacun. C’est dire à la France : « on est de chez vous mais sans rejeter nos origines». Je suis musulmane, de culture Dioula, j’ai grandi dans un certain milieu, j’ai évolué dans d’autres, je suis née à Paris, je ne suis certainement pas assez noire pour certaines personnes, peut-être trop pour d’autres, c’est cela être un « afropéen » : vivre sa «francité» à sa façon.

Vous êtes pessimiste ou optimiste sur la situation des noirs en France dans les années à venir ?

Plutôt optimiste. Mon côté utopiste veut qu’un jour on dépassera toutes ces histoires de couleur et pourra fonctionner différemment. Dans votre précédent magazine, vous parliez de Marcus Garvey avec une tentative d’unification universelle de l’ensemble des noirs du monde entier. Résultat ? Ca a foiré, parce que ce n’est tout simplement pas possible. Garvey et d’autres ont essayé mais il y a trop d’intérêts divergents et sur le principe, c’est même ridicule de se dire que « parcequ’on a la même couleur de peau, on va marcher ensemble ». Même les africains eux-même ne se sont jamais dit ça, ils avaient leurs empires, leurs ethnies, leurs propres entités politiques. Ils ne se sont jamais dit « parce qu’on a la même couleur de peau, on va devenir copain » (rire).

Pour revenir aux noirs de France, je suis optimiste tout simplement parce que ces générations sont là, bien présentes et la France devra faire avec à moins de les expulser, ce qui n’est techniquement pas possible puisqu’ils sont français. L’indigène français non blanc existe et les oppositions entre citoyens finiront tot au tard par disparaitre.

Si je vous dis ROOTS…

Le livre de Paul Gilroy qui s’appelle « the black atlantic ». Dans le livre il fait un parallèle entre les « Roots » et les « Routes » et travaille sur la symbolique et les routes qui ont lié le monde de façon triangulaire depuis l’ère moderne.

Édition : ROOTS n°7