Nous sommes en 1760, le commerce triangulaire fait rage et dépouille, sans relâche, l’Afrique de ses hommes. Et bien que cette innommable économie soit à l’époque totalement admise, et contrôlée par les états occidentaux, un marché parallèle se développe, sans l’accord d’une quelconque autorité supérieure, enrichissant ainsi les commerçants les plus véreux.
C’est le cas de Jean-Joseph de Laborde qui, le 17 novembre de cette même année, affrète L’utile, un navire marchand appartenant à la Compagnie des Indes orientales. Officiellement autorisé à transporter uniquement des biens, son équipage fait pourtant embarquer cent-soixante esclaves d’origine malgache lors de son escale au port de Foulpointe à Madagascar.
Le matin du 26 juillet 1761, la flûte de 45 mètres de long, remplie alors d’une « cargaison » illicite, met le cap vers l’île de France (aujourd’hui nommée île Maurice).
Malgré des conditions météorologiques plutôt favorables lors du départ, c’est un évènement tragique qui met rapidement un terme au voyage. En effet, dans la nuit du 31 juillet au 1er aout, le bateau heurte les récifs de corail de la minuscule île de Sable (située à 450km à l’est de Madagascar).
Cet accident, dû à la présence de deux cartes de navigation divergentes, s’avère dramatique; vers 1h du matin, le bateau se brise et finit par sombrer.
Au petit matin le constat est glaçant, parmi l’équipage, 20 marins manquent à l’appel; mais le bilan du côté des esclaves est bien plus lourd, car enfermés dans la cale, beaucoup n’ont pas eu le temps d’échapper à la noyade. Pour les plus chanceux, si l’on peut parler ainsi, ce n’est qu’une fois la coque brisée par la force des vagues, qu’ils ont pu tenter de rejoindre l’île à la nage.
Mais survivre à ce naufrage n’est en réalité que le début du calvaire, car la terre qui les accueille est tout sauf paradisiaque : mesurant à peine un kilomètre carré, il n’y trouvent ni arbres ni rivières.
Ils doivent d’abord creuser un puits au beau milieu de l’île et construire de quoi s’abriter; mais même dans cette situation de détresse, les blancs refusent de partager les mêmes abris que leurs anciens captifs.
Songeant dès le début à quitter cette terre, tous oeuvrent à la fabrication d’un nouveau navire, utilisant pour cela les débris laissés par l’épave. Après deux mois de construction, la réalisation est enfin prête pour le départ. Mais cette barque, trop petite pour accueillir l’ensemble des naufragés, ne sert qu’à rapatrier les Blancs. L’un d’eux décrit par la suite, dans le journal de bord, la façon dont les deux groupes se sont quittés : « Les noirs, qu’on était forcé de laisser dans l’île demeurèrent dans un silence accablant, mais quel parti prendre dans une pareille extrémité? Ce fut de laisser les vivres aux malheureux noirs en leur promettant de les envoyer chercher » [promesse qui mettra plus de quinze années à être réalisée].
Grâce aux expéditions archéologiques menées par le scientifique Max Guérout, dans la première décennie des années 2000, nous sommes en mesure de reconstituer le mode de vie de ces hommes, femmes et enfants, abandonnés à leur triste sort sur cette île minuscule.
La plupart, vivant initialement sur les hauts plateaux n’étaient pas habitués au mode de vie propre aux zones côtières. Mais guidés par une inébranlable soif de vie, ils sont parvenus à survivre et ont attendu de longues années durant, que vienne, par delà l’horizon, la libération tant espérée.
En 1673, la petite communauté aperçoit enfin une voile, mais le désespoir regagne rapidement les esprits lorsque celle-ci disparaît de leur champ de vision. Cet instant qui paraît anodin s’avère crucial, car les marins, qui les ont aperçus, signalent par la suite leur présence aux autorités qui envoient tour à tour trois expéditions pour les secourir. La première échoue, du fait que le bateau ne parvient pas à se rapprocher suffisamment de la côte, et la seconde n’est pas plus concluante, à vrai dire elle même plus dramatique, puisqu’un marin venu à leur rencontre se retrouve à son tour bloqué sur ce petit bout de terre émergé. Après plusieurs semaines, il tente, accompagné de six des résidants (forcés) de l’île, de traverser l’océan sur une embarcation de fortune. Mais le destin ne leur accorde pas la joie d’accomplir cet exploit, et laisse vraisemblablement la mer, anéantir leur espoir en même temps que leurs vies.
Le 29 décembre 1775, c’est enfin l’heure de la délivrance, le chevalier de Tromelin, parvient à atteindre l’île qui porte aujourd’hui son nom et à ramener les huit derniers survivants – sept femmes et un nourrisson de huit mois – sur l’île de France. Là, perçus à nouveau comme des esclaves, les autorités choisissent de les affranchir pour leur permettre de vivre libres sur cette terre.
Le paradoxe dans cette histoire, c’est que l’on peut se demander si finalement, durant toutes ces années, ces survivants n’ont pas été chanceux d’échapper à la servitude grâce au naufrage; d’où cette réflexion philosophique : vaut-il mieux être prisonnier d’un espace où l’échappatoire est envisageable ou libre sur une minuscule île sans issue possible? À cela chacun son opinion; mais pour l’heure rendons hommage à ces êtres maltraités par le destin : tâchons de ne pas oublier Les Oubliés de Tromelin…
Par Tamandra Geny
Édition : ROOTS n°16
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