Contrôle d’identité s’il vous plaît ?
Hapsatou SY, 35 ans, face à vous, pour vous dire toute la vérité rien que la vérité ! (Rires). Je viens d’une famille de huit enfants, mon père vient du Sénégal et ma mère de la Mauritanie. Ils sont pour moi de vrais entrepreneurs parce que quitter toutes ses origines, ses racines, pour l’inconnu avec les parcours qu’on sait difficile pour arriver jusqu’à leur “El dorado français” c’est pour moi déjà une aventure entreprenariale. Décider d’être entrepreneur c’est décider de changer de vie. Et c’est ce qu’ils ont fait. On imagine souvent l’entrepreneur inspiré par des entrepreneurs qui ont créé des empires mais on peut être inspiré par le parcours simple mais complexe de nos parents, et pour ma part ce fut le cas. Je veux passer le reste de ma vie à essayer d’honorer le parcours de mes parents.
Quel est ton cursus scolaire ?
J’ai fait un parcours assez « tordu », comme j’aime le qualifier, complètement atypique. Jusqu’à la 3ème j’étais plutôt bonne élève, j’avais des facilités à l’école et il vaut mieux quand on est issue d’une famille de 8 enfants et que l’on n’a pas trop de place pour réviser à la maison. Alors que j’avais plus de 14 de moyenne, j’ai fait un BEP Secrétariat, à la sortie du collège. J’aurai pu aller en général mais je remercie mes professeurs d’avoir entendu mon appel. Je n’étais pas faite pour la théorie, je voulais entrer dans le monde des adultes très vite. Pour anecdote, dès l’âge de 12 ans, je bossais dans notre immeuble de 18 étages. Je m’occupais des personnes âgées, je faisais leurs courses, elles me donnaient des pièces et j’étais déjà la gamine la plus riche de mon quartier (rires). J’étais baignée dans ce monde d’adultes avec une prise de conscience imposée par l’école de la vie. Je vous raconte cela parce que les BEP et les BAC Pro sont souvent perçus comme des voies de garage, alors que pas du tout. Cela correspond à certains jeunes et ce fut mon cas. J’ai passé mon BEP, BAC Pro Secrétariat puis j’ai compris que je ne serais jamais secrétaire. Je n’aime pas l’autorité et là, j’ai donc décidé de faire un BTS Commerce international parce que pour moi c’était une façon de partir à la conquête du monde. En revenant de mon BTS commerce international, qui m’a notamment permis de faire des stages à l’étranger, j’ai voulu continuer sur les bancs de l’école. Mes profs ont eu un rôle très important dans ma vie et m’ont convaincue de poursuivre avec des cours du soir au CNAM Commerce et Affaires Internationales avant de plonger complètement dans la vie professionnelle.
Finies les études, l’entreprenariat est devenu une évidence ?
Petite, lorsqu’on me demandait “qu’est-ce que tu veux faire plus tard?”, je répondais : “Business woman”. Je voulais aller à la conquête du monde, j’étais curieuse.
Je cours après une chose dans ma vie : la liberté ! Depuis petite, j’ai trop vu, dans mon environnement, dans mon entourage, des femmes qui n’avaient pas cette liberté et c’est une mission, pour nous jeune génération, de nous battre pour l’obtenir. Je
savais que, école ou pas école, j’allais monter mon business, j’allais
décider de ce que je voulais faire de ma vie.
À tes débuts, ton cercle familial a-t-il compris ou était-ce le fameux “reste à ta place” ?
Mon père n’a jamais cherché à comprendre, il a toujours eu conscience du fait que je savais ce que je faisais. Donc il n’a pas cherché à comprendre. Il me laissait faire parce qu’il pense que c’est comme ça qu’on apprend, il m’a toujours fait confiance. Pareil pour ma mère, mais en se posant tout de même des questions : « Mais pourquoi ? Alors que tu as un job – parce qu’avant de lancer ma boite, j’ai bossé à la Société Générale puis dans une société informatique, à 5 minutes de mon domicile, salaire très confortable, voiture de fonction, appartement, à seulement 23 ans ». Pour elle, c’était déjà ça la réussite, alors pourquoi vouloir encore autre chose ? Mais ils m’ont fait confiance parce que depuis petite je ne les avais jamais déçus. Quand je bossais à 12 ans, c’est moi qui aidais mon père à faire les courses à la fin du mois, achetais les fournitures scolaires à la rentrée, achetais les gâteaux et survêtements de marque à mes frères pour qu’ils ressemblent aux autres gamins de leur âges… Du coup, mes parents ont toujours pensé que j’étais une petite adulte, une « petite maman », d’ailleurs à la maison c’est ainsi qu’on me surnomme.
Et vis-à-vis de tes amis ?
J’ai un coté assez “je m’en foutiste”, je suis une rebelle. Je me fous de ce que les gens pensent. Ma vie c’est ma vie, c’est moi qui décide et c’est moi qui suis responsable de mes actes. Donc quand on monte une boite, on peut dire ce qu’on veut, on peut avoir l’entourage qu’on veut, c’est nous qui signons à la fin les contrats, les chèques, les engagements et la responsabilité pèse sur nos épaules, pas sur celle de notre entourage.
En fait, je sais une chose : j’assume chacun des actes que je fais. Je ne fuis pas face à l’échec, je ne fuis pas face à mes responsabilités. Mon entourage sait que je suis comme ça et ils ne se sont jamais inquiétés, ni immiscés dans ce que j’avais envie de faire. Quelques fois, il faut savoir mettre des œillères, se boucher un peu les oreilles et puis avancer tout droit vers son objectif. Ce n’est pas un objectif commun, c’est le tien.
Aujourd’hui, à seulement 35 ans, on a l’impression que tu as déjà eu plusieurs vies entrepreneuriale. Revenons sur ta première aventure : ETHNICIA.
ETHNICIA, c’était mon premier bébé, un rêve que j’avais envie de réaliser, que j’ai réalisé. C’est une aventure qui a commencé difficilement parce que, quand on n’a pas de financement, on fait avec le “système D”. C’est la force des jeunes qui ont grandi dans des milieux modestes, on sait se débrouiller. Un gamin qui vient d’un milieu modeste, avec un euro peut te faire le million, là où des gamins avec le million peuvent terminer avec un euro. J’ai démarré avec des difficultés, j’ai terminé avec des difficultés mais ce n’est pas du tout ce que je retiens. Je retiens une belle aventure, je retiens l’histoire d’une jeune fille qui vient de nulle part et qui n’avait rien à perdre. C’est ce qui m’a permis la folie “ETHNICIA” parce que, l’air de rien, j’ai quand même créé quelque chose qui jusqu’alors n’a pas été dupliqué de la même façon en France, si ce n’est par de grands groupes. Moi, j’étais toute seule avec mes deux bras et mes deux jambes et j’ai créé plus de 300 emplois au fur et à mesure de ma carrière. J’ai inspiré des gens aussi, j’en ai déçu d’autres, peu importe, ce qui m’intéresse est l’inspiration que j’ai pu créer.
Comment assumer le fait d’être mise sous la lumière, sur le devant des projecteurs, aussi jeune ?
Ça ne fait pas grand chose quand on a conscience que ce n’est que de la lumière et des projecteurs.
C’était une pression mais non je n’ai pas eu de crainte. Je ne suis pas peureuse. Je suis très croyante, et je me dis que si on met de la lumière sur moi, c’est que j’ai ce rôle à jouer.
Avant de se lancer dans une aventure entrepreneuriale, si on savait qu’on était à 100% gagnant, tout le monde se lancerait. On est la plupart du temps critiqué par des gens qui n’ont pas bougé de leur chaise. Il est sûr que lorsqu’on ne bouge pas de sa chaise, on ne tombe pas, on reste bien assis. Quand on se lève, comme moi, et qu’on décide de faire les choses, on risque de tomber, j’ai pris ce risque et je l’assume totalement.
La pression médiatique est survenue lorsque j’ai eu mon reportage sur “Zone interdite”. J’ai reçu un nombre de courriers incroyable ! Des filles qui venaient du même village que moi qui disaient “c’est génial, parce que moi mes parents voulaient me marier à 16 ans, j’ai 4, 5 enfants et finalement je veux faire comme toi”. Des mamans qui venaient dans mes salons avec leurs enfants pour qu’ils me voient « en vrai » et qu’ils se disent que c’est possible aussi pour eux. On s’en fout de l’échec derrière, on inspire des choses et l’échec fait partir de la réussite. Il n’y a aucun entrepreneur qui réussisse sans s’être planté avant. J’ai vécu quelque chose de magique, de formidable, d’exceptionnel.
Te considères-tu comme une femme d’exception ?
D’abord, je ne suis pas une exception, même si tout entrepreneur est exceptionnel. Pour cela, j’ai envie de rendre hommage aux entrepreneurs français parce qu’entreprendre en France est difficile, selon moi, bien plus qu’en Afrique avec toutes les difficultés administratives. Je ne pense pas être une exception, car énormément de jeunes issus de la diversité réussissent, mais restent dans l’ombre parce qu’on ne braque pas les caméras sur eux. J’ai eu la chance qu’elles soient braquées sur moi et j’assume donc qu’elles le soient également lors de mes échecs. Et puis exception de quel fait ? Parce que je suis noire ? Aujourd’hui, on n’est pas noir, métisse, blanc… Juste des jeunes français qui entreprenons et issus d’origines diverses et variées. Et c’est ce qu’il faut mettre en lumière. Quand on arrêtera de pointer du doigt nos différences, alors on fera comprendre à nos enfants, à nos jeunes, qu’en fait je ne suis pas une exception. Vous et moi sommes noirs mais n’avons pas la même histoire. Il faut refuser d’être mis dans des cases qui nous stigmatisent et nous laissent penser qu’il y a une pensée unique noire. Ma couleur de peau n’est pas un combat, elle est au contraire, une richesse que j’assume, que j’accepte et dont je suis extrêmement fière. Mon combat, c’est de réussir.
Peux-tu nous parler de ta marque ANTIKOD ?
ANTIKOD comme on l’entend, c’est anti tendance, anti diktat. C’est pour les rondes, les fines, les grandes, les jolies…Me lancer dans la mode fut la concrétisation de l’un de mes rêves, mais pas toute seule. Je le fais auprès de créateurs talentueux. Dans le milieu de télé dans lequel j’évolue désormais, j’avais plein de grandes marques qui m’approchaient pour que je porte leurs vêtements, mais je préférais porter les vêtements de jeunes créateurs qui n’ont pas la visibilité qu’ils pourraient et devraient avoir. J’ai donc créé un collectif pour imposer notre vision de la mode. Le KOD de « Antikod » c’est : “anti killer of your dreams”. Il y avait quand même un petit message en dessous : « Ne laisse personne tuer tes rêves, va au bout de tes projets. »
On avait vu Hapsatou l’entrepreneuse et là on a Hapsatou l’animatrice tété. Est-ce pour toi un passe temps, un hobby, ou est-ce vraiment quelque chose dans lequel tu aimerais trouver ta voix ?
Ce n’est pas un passe temps, encore moins un hobby, parce que c’est beaucoup de responsabilités. On donne notre avis au quotidien sur des sujets sur lesquels on n’a pas forcément envie de s’exprimer parce qu’on sait qu’à partir du moment où on prend la parole dans ce genre d’émission on a la moitié de la France qui va nous aimer et l’autre moitié qui nous détester. C’est quelque chose que j’ai choisi de faire, c’est un challenge qu’on m’a proposé. C’est un milieu dans lequel je prends beaucoup de plaisir parce que je prouve que je ne suis pas là pour faire office de quota. Je suis là parce que j’ai envie de montrer que je suis bonne dans ce que je fais, j’ai envie qu’il y ait de la réflexion, j’ai envie de jouer mon rôle, j’ai envie d’incarner quelque chose. Mais si demain on me demandait de trancher entre ma carrière télé et l’entreprenariat, c’est l’entreprenariat que je choisirais parce que j’ai une liberté dans l’entreprenariat que l’on n’a pas forcément en télé.
Si tu avais un message direct à adresser à nos lectrices ?
Arrêtons d’imaginer qu’être femme est un handicap, qu’être noire est un handicap… Arrêtons cela ! Peu importe d’où on vient, on peut avoir demain l’idée, l’entreprise qui fera de nous quelqu’un d’autre. Je n’aime pas l’idée de la femme qui se plaint des inégalités dans le milieu de l’entreprise, de la politique, dans notre société. J’aime la femme qui agit et concrétise son combat en faisant en sorte de faire bouger les choses. Ce fut le cas de Simone Veil, de Christiane Taubira. Se plaindre ne fait pas avancer les choses, cela retarde, cela ralentit. Rendons à la société ce qu’elle nous a donné et cessons de regarder le verre à moitié vide.
Si je te dis le mot « ROOTS », cela t’évoque quoi ?
ROOTS, c’est un peu le rebelle, la liberté de vivre comme on l’entend, de faire ce qu’on veut, d’être anti code, d’être bien dans sa peau parce qu’on a décidé d’être comme on veut. ROOTS, c’est tout sauf le superficiel, c’est l’authentique.
Par Michael Kamdem
Édition : ROOTS n°16
Commentaires