Il est de ces personnes qui forcent le destin et, de facto, le respect. Rencontre avec Madame Elisabeth Moreno, Ministre en charge de l’Égalité entre les femmes et les hommes, de la Diversité et de l’Égalité des chances. Un moment d’authenticité où cette femme d’exception revient sur son parcours, d’enfant d’immigrés Cap-Verdiens à sa carrière de dirigeante de multinationales dans le domaine de la Tech jusqu’à son insertion dans la vie politique. Elle nous décrypte sa mission au sein de l’équipe gouvernementale et nous fait part de sa vision d’une France riche de sa diversité. Un message plein d’espoirs, d’ambition et sans aucun pathos. Merci madame La Ministre. Un entretien réalisé par Michael Kamdem, directeur de publication.
Contrôle d’identité, s’il vous plaît ?
Elisabeth Moreno, je suis ministre en charge de l’égalité entre les femmes et les hommes, de la diversité et de l’égalité des chances dans le gouvernement de Jean Castex, depuis juillet 2020. Je suis née aux îles du Cap-Vert et suis maman de 2 enfants. J’ai passé 30 ans de ma vie dans le monde de l’entreprise et je suis tombée dans la politique il y a tout juste 1 an.
Peut-on revenir sur votre parcours ? Atterrir dans l’univers de la politique, était-ce une évidence ou une heureuse surprise ?
Pour ma famille et mes amis, c’était une évidence parce que j’ai toujours été très engagée dans la vie associative. J’ai toujours voulu aider et accompagner. Quand on a la chance d’être enfant d’immigrés et qu’on parvient à faire son trou dans un pays qui, au départ, n’est pas le sien, on connaît les batailles qu’il faut mener, on connaît les difficultés, les humiliations, tous les désagréments que cela peut sous-entendre. Et cela m’a toujours tenu à cœur de rendre ce que j’avais pu recevoir. Dès que j’ai quitté la Fac avec mon diplôme de droit sous le bras, j’ai filé à l’ambassade du Cap-Vert pour leur dire que je voulais aider. Aider les jeunes, aider ceux qui ne savent pas lire ou écrire, aider ceux qui ne savent pas évoluer dans les méandres de l’administration française. Et je n’ai pas quitté le monde de l’associatif jusqu’à ma nomination. Du coup, pour ma famille et mes amis, c’était une évidence. Pas forcément pour moi car j’ai adoré le monde du business. J’avais à peine 20 ans quand j’ai créé ma première entreprise. Je ne trouvais pas l’entreprise dans laquelle je voulais travailler, j’avais fait du droit, j’avais des connaissances assez développées… À l’époque, mon conjoint était expert dans le domaine de l’isolation thermique, et on a donc décidé de créer notre propre entreprise. Cela a très bien fonctionné puisqu’on a travaillé avec des mastodontes comme Alstom, Bouygues ou Cegelec.
Une dizaine d’années plus tard, j’ai basculé dans le monde des grands groupes. J’ai beaucoup aimé travailler pour France Télécom, Dell, Lenovo et ce qui a véritablement consacré ma carrière dans le domaine de la Tech, c’est lorsque HP (Hewlett-Packard) m’a confiée la direction de toute la structure du continent africain et des territoires ultra-marins. Retourner en Afrique, 40 ans après, être utile aux femmes, utile à la jeunesse et contribuer à développer un continent qui a tellement de potentialités, ce fut pour moi un véritable accomplissement ! Je ne pensais donc pas que la politique serait une consécration.
Une cover avec des femmes absolument remarquables, admirables. […] Il y avait de l’intelligence, de la beauté, de l’élégance, tout ce qui peut représenter les femmes dans toute leur splendeur.
Aujourd’hui, vous faites partie d’un gouvernement qui a choisi comme cheval de bataille l’égalité femmes/hommes. Nous sommes dans l’ère du « women’s empowerment » et c’est ce que met d’ailleurs en exergue notre cover. Que cela vous inspire-t-il ?
Tout d’abord, je voudrais féliciter ROOTS pour ces 10 années. Je pense qu’il y a beaucoup de choses dont la diaspora peut être fière. Porter un magazine d’excellence comme vous le faites et célébrer 10 ans, je vous dis : « Bravo ! » Ensuite, je voudrais vous remercier de m’avoir invitée à participer à cette cover avec des femmes absolument remarquables, admirables. Quand je pense au magnifique film de Maïmouna Doucouré (Les Mignonnnes), à Imany qui est une de mes artistes préférées, à miss France 2014 Flora Coquerel… J’ai eu un plaisir extraordinaire à passer ce moment avec ces 11 femmes. Il y avait de l’intelligence, de la beauté, de l’élégance, il y avait tout ce qui peut représenter les femmes dans toute leur splendeur.
Le Président de la République a décidé de faire de l’égalité entre les femmes et les hommes la grande cause de son quinquennat. Il aura fallu que l’on attende 2017, dans notre pays, pour qu’un président mette sur la table le sujet de l’égalité entre les femmes et les hommes. Et l’on a décidé de se saisir de cette question par le spectre des violences. Car il n’y a aucune femme qui puisse être « empowered » si elle est victime de violences, notamment dans le lieu où elle est censée être le plus en sécurité, à savoir son foyer. Les femmes ne sont pas toujours en sécurité chez elles, ni dans l’espace public puisqu’il y a plus de 90 000 femmes qui sont violées dans notre pays chaque année. Soyez en possession pleine et entière de vos pouvoirs ! Mais pour que vous puissiez exercer pleinement vos pouvoirs, il faut que vous vous sentiez, a minima, en sécurité. On s’est donc saisi de manière très volontariste des sujets de cette violence faite aux femmes et nous avons aussi décidé de travailler sur l’empowerment professionnel.
J’ai fait toute ma carrière dans le monde de l’entreprise. Pour autant, je ne fais pas partie de ces gens qui pensent que la réussite se limite à la réussite professionnelle. Pour moi, cela passe par la réussite personnelle en tant qu’individu, en tant qu’être humain. Est-ce que vous êtes bien dans votre peau ? Est-ce que vous vivez pleinement votre vie ? Parce que je connais énormément de gens qui ont réussi professionnellement et qui sont profondément malheureux, d’autres qui sont riches à millions mais qui sont profondément seuls. Moi, j’ai décidé de tout réussir. Je voulais avoir une famille, je voulais avoir des enfants, je voulais réussir dans ma vie professionnelle. Pour moi, l’empowerment féminin, c’est cela. Ne pas avoir à choisir entre sa vie personnelle et sa carrière professionnelle. C’est de ne pas être limitée pour votre couleur de peau, votre origine sociale ou votre orientation sexuelle. C’est de ne pas voir dans le regard de l’autre du mépris, de la défiance, du rejet, de l’humiliation. Pour moi, c’est cela, une femme en pleine possession de ses capacités, de ses compétences et qui ose ! Je rencontre beaucoup de femmes qui ont réussi et, quand je leur demande leur recette, elles me disent : « Mon père m’a dit que j’étais capable de tout faire. Ma mère m’a dit que je ferai des choses extraordinaires dans ma vie ». L’empowerment féminin peut aller beaucoup plus vite si, dès le plus jeune âge, à la maison, à l’école, au lycée, à l’université, on dit aux femmes : « Vous êtes capables, vous pouvez ». Parce que j’ai l’intime conviction que tous les êtres humains ont un don, un talent, il faut juste leur donner la capacité de l’exercer.
Quel état des lieux faites-vous en 2021 sur la place de la diversité en France ? Quel parallèle possible avec les Etats-Unis quand on a tendance à dire que la France se “communautarise” ?
C’est un sujet éminemment important et qui peut créer des tensions. J’ai une intime conviction : la diversité est un atout. Tant qu’on verra la diversité comme un obstacle, comme un problème, on n’arrivera pas à en tirer le meilleur. Qu’on le veuille ou non, le monde est globalisé et la France est plurielle. N’en déplaisent à ces Cassandre qui rêvent de renvoyer les étrangers chez eux, qui rêvent de bannir certains prénoms qui ne sonnent pas comme ils souhaiteraient qu’ils sonnent. Je suis intimement convaincue que la France est grande et riche grâce à sa diversité. C’est un sujet qui me tient extrêmement à cœur. Le fait d’être mis de côté parce que vous êtes une femme ou parce que vous êtes issus de la diversité, il s’agit de lutter contre toutes les formes de discrimination. Donner à tous ces êtres humains – du moment qu’ils ont l’envie, la motivation et les compétences – la capacité de se réaliser, cela rayonne sur notre pays. Quand Omar Sy apparaît dans des films Marvel, c’est la France qui rayonne. Quand Teddy Rinner ou Clarisse Agbegnenou reviennent avec des médailles de Tokyo, c’est la Marseillaise qui retentit grâce à sa diversité. Où est le problème ? Si ce n’est dans la tête de personnes qui, de toute façon, ne changeront pas d’avis parce qu’elles rejettent ce qui ne leur ressemble pas. Tant qu’il y aura des êtres humains, vous aurez de la haine, vous aurez du rejet, vous aurez du racisme, vous aurez de l’antisémitisme, vous aurez de la misogynie, etc. Tout cela fait partie des êtres humains.
C’est pour cela que je crois énormément au travail de l’éducation sur ces sujets. Le monde est divers. Ne pas l’accepter, c’est refuser le progrès, c’est refuser une chose qui existe. Le Président de la République a compris que cette diversité était importante. Sinon, il n’aurait pas décidé de « panthéoniser » la première femme noire dans notre pays. Je suis ravie que Joséphine Baker rentre au Panthéon, c’est un symbole fort, mais on ne peut pas s’arrêter uniquement au symbole. Il faut permettre à la diversité de trouver sa place dans notre pays. Elle doit pouvoir trouver sa place dans le monde professionnel, dans le monde culturel, dans le monde politique. Pourquoi, lorsque notre équipe de France gagne une coupe du monde, elle est saluée par le monde entier ? Et pourquoi, lorsqu’elle perd, elle est conspuée par les racistes ? C’est absolument absurde. De par ce que je suis, je me sens pleinement responsable de lutter contre les discriminations qui sont faites aux personnes issues ou considérées comme issues de la diversité. Parce que beaucoup de ces personnes sont nées dans ce pays, ont la culture française chevillée au corps. Beaucoup plus que celles de l’origine de leurs parents et on leur refuse de se sentir Français parce qu’on va les renvoyer aux origines de leurs parents. J’élève mes enfants dans ce pays et ils sont pleinement Français. Mais parce qu’ils sont Français, ils ne devraient plus avoir le droit d’aimer le manioc ou le couscous ? N’est-ce pas totalement absurde ? J’ai donc choisi de travailler sur 2 axes qui viennent compléter beaucoup de choses qui existent déjà. Car il faut savoir que la France est le pays qui a l’arsenal juridique législatif le plus ample pour lutter contre les discriminations. Il y a 25 critères de discrimination prohibés par la loi. Mais, trop souvent, les gens ne connaissent pas leurs droits, trop souvent les gens pensent qu’il y a une forme d’impunité. Savez-vous que la France a mis en place un label diversité qui est aujourd’hui repris par certains pays européens ? Savez-vous que l’on a plus de 4000 entreprises en France qui ont signé ce label ? Cela signifie bien que la majorité des gens acceptent la diversité dans notre pays. C’est une minorité qui fait le plus de bruit et la rejette, mais j’ai envie de leur dire qu’ils ont déjà perdu. Ma responsabilité est de faire en sorte que, lorsque vous vous sentez discriminé(e)s dans le travail, le logement, l’accès aux services publics, que ce soit parce que vous êtes une femme, que ce soit parce que vous habitez dans une zone rurale, quelque soit les formes de discriminations, mon objectif est que vous ne restiez pas seul(e)s avec cette discrimination. Que vous ayez accès à des juristes, à des avocats, à des associations, à des services publics de l’état pour vous sentir défendu(e)s. Parce qu’un pays qui ne lutte pas contre ces discriminations est un pays dans lequel les tensions s’exacerbent et les fractures se créent. Et on ne peut pas se permettre de voir notre pays se fracturer. Tout le monde contribue à la grandeur et à la richesse de la France. Nous devons faire en sorte que tout le monde trouve sa place, se sente respecté et considéré en tant qu’individu. Et une fois qu’on a lutté contre les discriminations, il faut qu’on s’attaque au monde de l’emploi. J’ai évolué dans un secteur de la technologie où on manquait encore de diversité. Et ces entreprises me disent : « Elisabeth, on a un mal fou à recruter » et pourtant les talents sont là. Il faut recruter différemment, il faut former les ressources humaines, il faut former les managers et les dirigeants. Nous avons envie de créer un index diversité qui va prendre une photographie à l’instant T de la diversité dans une entreprise. Diversité d’origine et diversité sociale. L’idée est que ces entreprises mettent en place des actions pour différencier leurs recrutements et favoriser la mobilité de carrière dans les entreprises. Parce que l’émancipation passe aussi par votre accomplissement professionnel. Si vous faites un BAC+18 et que, du fait de votre couleur de peau, vous ne trouvez pas d’emploi, ce n’est pas normal. Ce sont les sujets sur lesquels je suis en train de travailler. Je veux aussi mentionner le label GEEIS (Gender Equality European & International Standard). Créé en 2010 par une association française, Arborus, il a depuis été repris par plusieurs pays européens. Les lignes sont en train de bouger.Il faut que vous sachiez que cette question de la diversité a pris une place très importante dans la société.
J’ai décidé de tout réussir. Je voulais avoir une famille, avoir des enfants, réussir dans ma vie professionnelle. Pour moi, l’empowerment féminin, c’est cela. Ne pas avoir à choisir entre sa vie personnelle et sa carrière professionnelle.
Pensez-vous que l’affaire George Floyd a créé un changement de paradigme ?
Très clairement oui, cela a été un électrochoc mondial. À cette époque, j’étais dirigeante chez HP, basée en Afrique du Sud. Après le drame George Floyd, le patron monde de HP, Enrique Lores, a réuni tous les managers et a dit : « Il faut qu’on bouge, il faut qu’on réagisse ». Je pense que la barbarie de ce meurtre a éveillé les consciences sur un sujet qui a trop souvent été tu. Et j’ai vu beaucoup d’entreprises se remettre en question parce que cela a été une grande claque. Et, au niveau Européen, Ursula von der Leyen a demandé à tous les états membres de se saisir de cette problématique du racisme. Je ne dis pas que ce n’est qu’à partir de George Floyd que les choses ont été faites, beaucoup a été entrepris bien avant cela. D’ailleurs, comme je vous le disais auparavant, nous avons énormément de lois en France pour lutter contre cela. Mais je crois que le fait que cet assassinat ait été filmé en direct, avec la désinvolture de ce policier qui, pendant plus de 9 minutes, met son genou sur la gorge d’un être humain qui vous dit : « Je n’arrive plus à respirer »… À chaque fois que j’en parle, cela me crée une émotion extrêmement vive. Parce que, au delà de l’inhumanité de cet acte, cela montre combien il est temps que les choses bougent. Et enfin, pour répondre à votre question sur les Etats-Unis… Vous savez, j’ai travaillé pendant de nombreuses années avec des entreprises américaines et j’ai passé énormément de temps aux Etats-Unis. On ne peut pas comparer l’histoire française et l’histoire américaine. Nous n’avons pas eu la ségrégation raciale telle qu’elle a été institutionnalisée, nous n’avons pas eu la violence que les Noirs Américains ont subi. Pour autant, cela ne veut pas dire que, dans notre pays, il n’y ait pas de discrimination. Copier-coller ce qui se passe là-bas en France est une erreur. Ne pas prendre conscience des discriminations que les personnes subissent dans notre pays seraient aussi une erreur. C’est pour cela que je travaille d’arrache-pied. Que, dans notre pays, toute personne qui discrimine soit sanctionnée parce que ce sentiment d’impunité ne peut pas être toléré. Eric Dupond-Moretti, notre Garde des Sceaux, a décidé de se saisir de cette question et de faire en sorte que tous les actes de racisme, d’antisémitisme, de xénophobie, qui prospèrent si grandement, notamment du fait des réseaux sociaux, soient punis. Il faut que les gens discriminés connaissent leurs droits et puissent se sentir protégés.
Exhorteriez-vous les personnes issues de la diversité ayant eu un parcours d’excellence à se montrer davantage et devenir des role models ?
Vous touchez là une question extrêmement importante. Vous êtes vous-même un magnifique role model ! J’imagine combien vous avez dû vous battre pour arriver là où vous êtes aujourd’hui. De manière générale, le succès est quelque chose qui se construit, mais je crois énormément en la force des role models. Aujourd’hui, les choses ont bien évolué. Quand vous voyez Fatoumata Kébé encensée par Vanity Fair parce que c’est une astrophysicienne française de renom, les petites filles peuvent se dire : « Je peux faire des sciences et réussir ». Quand vous voyez à la tête de l’une des plus grandes banques du monde, l’Ivoirien Tidjane Thiam, vous vous dites : « Moi aussi je peux devenir banquier ». Pour pouvoir vous projeter et vous dire que vous pouvez aussi le faire, il faut parfois que quelqu’un l’ait fait avant vous. Moi, je me souviens avoir pleuré quand Barack Obama a été élu parce que je me suis dit que je pourrais désormais dire à mes enfants : « Si vous travaillez bien, vous pourrez un jour devenir Président de la République ». Pendant longtemps, je faisais partie de ces gens qui avaient réussi mais qui n’osaient pas parler. Qui se disaient : « Je veux rester dans mon coin parce que… Parce que plein de choses ». Il y a beaucoup de choses qui vous empêchent de parler. Parfois parce que les gens qui sont autour de vous n’ont pas réussi autant que vous. Parfois parce que vous avez une forme d’auto-censure car vous culpabilisez d’avoir réussi. Parfois aussi pour vous protéger. Il y a mille et une raisons qui peuvent faire que vous décidiez de ne pas prendre la lumière. Pendant longtemps, j’ai décidé de rester dans mon coin parce que je n’avais pas envie qu’on dise : « Regarde la, elle se la pète ! C’est tout bête ». Quand j’ai été nommée PDG de Lenovo, ce fut « Waouuw ». J’ai reçu des messages de femmes et d’hommes issus de la diversité ou non qui m’ont dit : « Madame, merci de nous montrer que c’est possible ». Et cela m’a fait peur car j’ai eu l’impression d’endosser sans le vouloir une responsabilité qui me dépassait. Quand j’étais chef d’entreprise, je me déplaçais dans des écoles en banlieue pour parler aux jeunes et leur dire vous pouvez y arriver. Un jour, je suis dans une école à La Courneuve et je raconte à ces jeunes filles qu’elles peuvent s’orienter vers la Tech, qu’on a besoin d’elles. Le numérique, ce n’est pas uniquement pour les geeks, on en a besoin dans l’éducation, dans la santé, dans l’information, etc. Une jeune fille lève la main et me dit : « Madame, c’est facile pour vous de dire cela, vous avez tout réussi. Vous êtes patronne d’une grande entreprise. Si vous croyez que c’est facile pour nous… ».
Comme si c’était tombé du ciel ?
Je ne pense même pas qu’elle se disait cela. Je pense surtout qu’elle se disait : « Cette femme est trop loin de moi, je ne peux pas m’identifier à elle car elle est sur une autre planète. » Et à ce moment-là, j’ai compris l’importance des role models. Je lui ai alors demandé : « Comment pensez-vous que j’en suis arrivée là ? » Parce qu’on ne voit que le sommet immergé de l’iceberg mais jamais tout ce qu’il faut faire avant pour y arriver. Et je leur ai raconté ma vie, je leur ai dit où je suis née, je leur ai parlé du drame qui nous a déraciné et emmené en Europe, je leur ai parlé de ma sœur qui a failli mourir, je leur ai parlé des humiliations, je leur ai parlé des ménages que j’ai fait, des porte-à-porte que j’ai dû réaliser, les soirs où je me suis couchée sans manger. Je leur ai parlé de tout ce qui fait le suc de la vie mais dont on ne parle jamais quand on a réussi. Je leur ai parlé de l’éclat de rire de mon père quand je lui ai dit que je voulais devenir avocate et qu’il m’a dit que ce n’était pas pour nous ce genre de choses. Et pendant 15 minutes, dans cette pièce, il y a eu un silence de mort. On aurait pu entendre les mouches voler. Et ces gamins, l’espace d’un instant, m’ont vue comme l’une des leurs et m’ont remerciée. Et c’est à ce moment précis que j’ai réalisé que j’étais devenue, que je le veuille ou non, un role model. Et que si, grâce à moi, des petites filles et des petits garçons noirs peuvent se dire : « Ça ne va pas être facile mais on peut y arriver », cela vaut la peine que je me mette un peu en danger et que je prenne un peu de lumière.
Si je vous dis le mot « Roots », vous me répondez ?
Je pense que la meilleure chose que les parents peuvent transmettre à leurs enfants, ce sont des racines et des ailes. Des racines pour savoir d’où ils viennent et des ailes pour aller le plus loin qu’ils peuvent.
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