BINETOU SYLLA : Gardienne du temple

« Nos artistes africains doivent se décomplexer et cesser de sous-estimer nos musiques. »

Contrôle d’identité s’il vous plaît ?

Binetou Sylla, 30 ans. Française, Sénégalaise, Malienne, Guinéenne.

Vous avez été interviewée il y a 3 ans, peu de temps après la reprise du label Syllart Record, fondé par votre défunt père. Quels ont été les changements depuis tout ce temps ?

Quand vous m’aviez interviewée, j’étais au tout début de la reprise du label et j’apprenais. Je continue toujours à apprendre, mais j’étais bien plus novice à l’époque. Il y a des projets qui ont été faits, un catalogue et un patrimoine ont été sauvés. En fait, tout a changé. Un projet de compilation autour du rap afro est sorti, des albums d’artistes de mon label sont sortis, des concerts organisés dont un avec Sidiki Diabaté, une collaboration avec la fondation Louis Vuitton, des travaux avec Le Monde, la production d’un format de vidéos africaines, j’ai changé de distributeurs… Côté business, j’ai énormément appris et le bilan global est positif.

À part produire, faire de la musique en tant qu’artiste ne vous as jamais intéressée ?

Ah non ! C’est comme si tu me demandais si je voulais être pâtissière (rires). Je ne suis pas une artiste. J’ai grandi dans cet environnement parce que mon père était producteur. C’est le côté business qui m’attire, même s’il y a aussi un côté artistique, dans le fait de dénicher des artistes, être en studio avec eux… J’aime profondément la musique, j’aime la façon dont on peut créer cet art, mais ce n’est pas mon destin de devenir une artiste.

Si vous deviez changer, ajouter ou modifier quelque chose dans la musique africaine actuelle, ce serait quoi ?

Beaucoup de choses sur le côté business. Je suis assez frustrée de ce qu’il se passe. Cela fait 3-4 ans qu’il y a un renouveau dans le marché africain et les artistes africains qui arrivent à s’internationaliser. C’est super, mais la réalité concrète du business est extrêmement difficile et les artistes ne sont pas rémunérés à la hauteur de ce qu’ils devraient être. Les plateformes où l’on peut écouter de la musique ne sont toujours pas disponibles sur le continent africain. C’est vrai que cela peut paraître très trivial quand je le dis parce que personne n’en parle. L’envers du décor est qu’aujourd’hui, quand tu es un artiste africain et que tu veux faire écouter ta musique sur le continent et être rémunéré pour ces écoutes, ce n’est pas possible. C’est super d’avoir des artistes comme Wizkid, Davido, Fally, etc, mais ceux-là ne peuvent pas être écoutés par les Africains, ou en tout cas s’ils le sont, leurs musiques ne peuvent pas être rémunérées. C’est quand même extrêmement injuste et problématique puisque c’est censé être leur premier public. Sachant que l’on est dans l’ère du streaming, comment un artiste africain peut-il avoir un Disque d’Or ? Mission quasi impossible parce qu’il n’y a ni YouTube, ni Deezer, ni Spotify sur le continent africain. Me concernant, mes auditeurs et consommateurs sont à 35% sur le continent. J’ai des millions et millions de streams et cela me rapporte zéro. Il y a une injustice et un écart entre ce que valent réellement les artistes africains et ce qu’ils gagnent.

Par rapport à ce problème de streamings non rémunérés, quelle serait la solution pour créer une plateforme musicale en Afrique accessible à tous ?

Il y a plein qui essayent. Plein de minis Spotify, Deezer, etc. Le problème est que cela reste à l’échelle locale, c’est-à-dire que le Kenyan aura le sien, le Nigérian aura le sien, etc. Alors certes, c’est toujours bien d’avoir une plateforme locale forte, c’est mieux que rien du tout, mieux que Spotify ou YouTube qui ne rémunèrent pas les streams sur le continent africain ; mais cela reste problématique. La plus grosse plateforme, c’est YouTube. Tu peux avoir un million de vues sur ta vidéo YouTube, cela te rapportera zéro lorsque ces vues proviennent du continent. Alors vous me direz : pourquoi ? On vous répondra que c’est grâce à la publicité que les revenus de YouTube sont générés. En gros, il n’y a pas de champs possibles pour la pub sur le continent mais, pour les artistes africains, c’est injuste ! Il faut construire cet écosystème africain, fait par les Africains. Je mets aussi le doigt sur le fait que « par les Africains » ne signifie pas forcément la diaspora parce que j’estime qu’ils ne sont pas nécessairement légitimes sur tout ce qui se passe sur le continent. Il ne faut pas que la diaspora ait le syndrome de certains Occidentaux de se dire qu’on fait mieux que les Africains. Les Africains ont leurs propres solutions parce qu’ils vivent là-bas, qu’il y a une jeunesse extrêmement créative, inventive et qu’ils savent comment déterminer leur vie. Je ne suis donc pas la plus légitime pour parler du continent, parce que je n’ai pas grandi là-bas. Il est important d’avoir ce recul. Quand je vais en Afrique, je ne travaille qu’avec des gens qui sont sur place. Je leur fais confiance et j’apprends. Ce n’est pas eux qui apprennent, c’est moi. Je peux leur expliquer ce qui se passe ici, leur donner mon point de vue, mais je ne peux pas mieux parler qu’eux de ce qui se passe sur le continent. Ce n’est donc pas à moi de trouver cette solution.

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Quel est votre état des lieux de la place des femmes dans la musique africaine ?

Comme dans la plupart des industries, les femmes sont beaucoup moins présentes que les hommes. J’ai la fierté que mon père ait révélé beaucoup d’artistes féminines, il a vraiment participé à les promouvoir. Je pense à N’vi Gabelle, Youndo Sisters, Tchalla Mona, Jenny Basset… Il a surtout aidé à professionnaliser les relations que pouvaient avoir les chanteuses et les producteurs parce que, pendant très longtemps, ils étaient les pygmalions, maris… Il y avait cette ambiguïté, ce qui créait pas mal de problèmes d’émancipation, en termes de liberté artistique. Une femme qui est sur le devant de la scène, qui danse, qui est libre de son corps, qui s’exprime à travers des paroles… C’est quelque chose de positif. Mais il faut dire les choses clairement, tout est bien plus difficile quand tu es une femme. Il va y avoir des critères physiques qu’on ne demandera pas à un homme, il va falloir qu’elle soit sexy, qu’elle plaise en tout cas ; et si ce n’est pas le cas, elle va susciter des moqueries et commentaires sur son physique que les hommes ne subissent pas. Du coup, je favorise plutôt les femmes pour être équitable.

Si vous aviez un message à adresser aux artistes africains ?

Notre génération se débrouille pas mal, après que la musique africaine ait connu un petit creux de vague à un moment. Musicalement, il ne faut pas qu’ils aient peur de transgresser, de rénover, de fusionner, de mélanger et de s’inspirer du patrimoine musical immense qui existe en Afrique. Si ce n’est pas eux qui le font, les Américains le feront, prendront nos vieux titres et les remixeront. Nos artistes africains doivent se décomplexer et cesser de sous-estimer nos musiques. Rire de nos musiques parce que ce serait « kitsch » ou « has-been », pourquoi ? Les Afro-américains connaissent leur passé et en usent. Ils connaissent le jazz, les Nina Simone… et ils les remixent. Pourquoi ne le ferions-nous pas ? À cause de ce complexe, on pense à imiter les autres et regarder ailleurs, alors que tout le monde vient prendre l’inspiration chez nous. Le conseil que je pourrais donner aux artistes, en toute humilité, est de ne se mettre aucune limite de créativité. Créativité qui tendra d’autant plus vers l’excellence s’ils la puisent dans leur patrimoine musicale. Je vous assure que les musiques africaines sont un trésor caché. Si un jeune artiste africain débarque en faisant un truc complètement barré qu’on n’a jamais entendu et s’inspire de musiques des années 50-60, il aura gagné. Vous l’aurez compris, je suis plutôt pour essayer des choses et ne pas avoir peur d’affirmer son identité.

Votre père était Sénégalais et votre mère est Malienne. Que représentent ces deux pays pour vous ?

Le Sénégal, c’est mon pays. Je suis Sénégalaise de nationalité et de culture, c’est un tout. Mon père est né à Dakar, la maison familiale s’y trouve. C’est là où repose ma famille, et mon père aussi. Cela représente tout pour moi, je vis et respire Sénégal. Je cuisine bien le thieb aussi ! (rires). Ma mère est Malienne, donc je place ces deux cultures au même niveau. Ce que je tiens de mon côté sénégalais est ma féminité, même si j’ai été éduquée par une Malienne. En effet, j’étais souvent avec mes cousines du côté de mon père et j’allais régulièrement dans les mariages sénégalais. Le côté très coquet des femmes sénégalaises est quelque chose que j’ai pris. Savoir cuisiner, bien accueillir les gens, toutes ces choses qui sont très valorisées au Sénégal. C’est le cas pour l’Afrique, en général, mais il est vrai que les femmes sénégalaises mettent un point d’honneur à toujours faire en sorte que tout soit bien préparé, qu’elles soient toujours bien apprêtées… Tout cela m’a été transmis. De plus, mon père avait un goût très raffiné et j’ai grandi dans la musique sénégalaise, lui qui en a produit beaucoup.

Qu’en est-il de la Guinée, que vous avez évoquée en introduction ?

La Guinée, c’est particulier, parce que c’est mon grand-père paternel qui est Guinéen, et qui a émigré au Sénégal, comme beaucoup. À la maison, là où mon père a grandi, tout le monde parle le « peul guinéen ». À Dakar les gens disaient souvent qu’on était une famille guinéenne et c’est vrai. Malgré tout, le lien avec la Guinée est plus distendu, car mon père est Sénégalais, il est né là-bas, a grandi là-bas et ne partait pas nécessairement en Guinée. Moi, j’y suis allée pour la première il y a seulement 5 ans et j’ai appris à découvrir le pays de mes ancêtres. En fait, la culture guinéenne s’est surtout transmise par la cuisine.

Aujourd’hui, que signifie le mot ROOTS pour vous ?

Il y a 3 ans, je t’aurais répondu que Roots, c’est l’Afrique. Désormais, pour moi, c’est être bien avec soi-même, et pour cela il faut faire beaucoup d’introspection. Il faut rentrer en soi, s’interroger sur soi. Se connaître soi-même, s’accepter physiquement, psychologiquement. C’est aussi connaître sa ou ses différentes cultures, que tu sois Malien, Sénégalais, même la partie de soi qui est française parce que cela fait aussi partie de notre histoire. Si nous, la génération d’afro-descendants, avons autant de questions identitaires, c’est bien parce que nous sommes nés en France. Quelqu’un qui est né et a grandi en Afrique ne se pose pas toutes ces questions-là.

Éditions ROOTS n°21 & 22 – Spécial Mandé & Djolof