« Aujourd’hui, la France est créolisée, c’est un fait. Vouloir empêcher les « minorités » de s’émanciper et avoir voix au
chapitre est peine perdue. »
Contrôle d’identité, s’il vous plaît ?
Nadège Abomangoli, je suis née à Brazzaville il y a maintenant 49 ans. Depuis 2022, je suis députée de la Seine-Saint-Denis, sur la 10ème circonscription regroupant les Cantons de Aulnay-sous-Bois Nord, Aulnay-sous-Bois Sud, Bondy Sud-Est, Les Pavillons-sous-Bois. Depuis le 19 juillet 2024, je suis vice-présidente de l’Assemblée nationale.
La politique, est-ce une vocation de toujours ? Êtes-vous issue d’une famille à la culture politique très ancrée ou bien est-ce un heureux hasard ?
C’est un peu des deux. Dans ma famille, il y a effectivement pas mal de personnes politisées. Mon père était un militant politique d’opposition au Congo. Encore aujourd’hui, l’essentiel de ma famille réside au Congo et certains sont ou ont été des personnalités politiques.
Du coup, bien qu’ayant grandi en France, j’ai eu un intérêt tôt pour la politique parce que, à la maison, beaucoup de discussions politiques nourrissaient nos débats. Des débats qui sortaient un peu des sentiers battus, qu’on n’abordait jamais à la télévision. Je revois encore mon père analysant les velléités indépendantistes des Antilles, c’est mon premier souvenir d’un mouvement politique social. Je me rappelle également d’une fois où, suite à des manifestations à l’université de Villetaneuse, mon père m’amena à une assemblée générale pour écouter un peu ce qui s’y disait et comprendre ce qui s’y passait.
Je suis également d’une génération où, dans les années 80-90, il y avait beaucoup d’émissions politiques à la télévision, beaucoup plus qu’aujourd’hui et avec un niveau qualitatif bien supérieur. Je me suis donc toujours intéressée à la chose politique, mais je n’imaginais pas en faire partie. En 2006, alors âgée d’environ 30 ans, j’ai adhéré au Parti Socialiste. C’était l’époque du CPE (Contrat Première Embauche). Je me disais qu’il pouvait y avoir des débouchés politiques, mais j’avais toujours un petit peu de défiance à l’égard des organisations politiques. Je ne les trouvais pas forcément adaptées à mes aspirations, à mes attentes, mais je me suis fixée le challenge d’essayer de voir ce qu’on pourrait changer. C’est ainsi que je suis restée au Parti Socialiste de 2006 à 2018.
Avant de faire la bascule vers La France Insoumise ?
Exactement. Quand on arrive en politique, on est aussi fait d’une histoire. Moi, je suis issue de l’immigration. Je viens d’un milieu très populaire, avec une mère qui était femme de ménage. Mon père, via toutes ses activités militantes, m’a très vite appris à désacraliser les mouvements politiques. On s’est habitués à se dire : On va dans un parti, on sait que tout n’y sera pas satisfaisant à 100% mais on prend ce qu’il y a à prendre et on essaie d’y faire vivre nos idées. En réalité, j’estime avoir rejoint un parti politique relativement tard, en comparaison avec tous ceux qui intègrent des mouvements de jeunesse. Je me suis toujours dit : d’abord j’ai un travail et après je m’occuperai de la politique.
Comment vous décririez-vous en trois mots ?
Vous m’excuserez l’anglicissime, mais je dirais que je suis un peu « speed ». Je parle vite et j’aime que les choses aillent vite. Disons que je suis un petit peu impatiente.
Je suis franche, ce qui peut parfois poser quelques problèmes en politique, car nous évoluons dans un milieu souvent hypocrite. C’est d’ailleurs ce que je dis souvent à mes collègues, notamment à gauche : il faut parler clair et arrêter les faux-semblants.
Enfin, je finirai en disant que je suis une personne attentionnée. Je repère assez facilement quand les gens vont mal et je fais ce qui est en mon pouvoir pour y remédier. Je suis très proche de ma famille, de ma bande d’amis et c’est moi qui organise les fêtes (rires).
Quelles sont les causes et batailles qui vous animent ?
Depuis toujours, j’ai été animée par les questions de dignité. Dignité des peuples, dignité dans le travail. Cela englobe également la lutte contre les discriminations à l’emploi. Personnellement, j’ai été diplômée de Sciences Po en 2002 et je n’ai eu un mon premier emploi qu’en 2006. Contrairement à d’autres de ma promotion, que j’ai vu avancer sans difficulté. Pourtant, j’avais fait de très bonnes études avec une maîtrise d’histoire à la Sorbonne, suivi d’un diplôme à Sciences Po. Quand on est éduqué à la méritocratie, on s’imagine que tout devrait bien se passer. Puis, on finit par réaliser que ce n’est pas si simple. Les questions de dignité et de discrimination dans l’emploi sont donc centrales dans ma démarche politique.
Quand je suis arrivée à l’Assemblée nationale, en 2022, je me suis intéressée à la question des accompagnements d’élèves en situation de handicap. Cela soulève la problématique de l’école inclusive pour accompagner les enfants qui n’ont pas les mêmes capacités ou chances au départ, mais aussi aider les parents parce que avoir des enfants en situation de handicap requiert une logistique très difficile. Voici un autre de mes combats.
Enfin, je m’intéresse évidemment beaucoup aux affaires étrangères. Je fais d’ailleurs partie de la commission des affaires étrangères. Je pense que la manière dont on gère la France n’est pas étrangère à la manière dont on gère le monde, notamment notre rapport aux relations d’égalité avec les peuples. Personnellement, je crois à une internationale des peuples afin de lutter solidairement contre les inégalités entre les pays. Cela fait miroir à la lutte contre les inégalités en France et la lutte contre les inégalités entre les pays. Ici, certains parlent de submersion migratoire, mais il ne s’agit que de parler de la circulation de personnes, souvent opprimées. C’est un sujet qui pourrait être traité de manière très apaisée.
Vous parlez du fait de vouloir changer les paradigmes, notamment ce fameux « paternalisme » régulièrement pointé du doigt. Vous qui êtes au cœur du pouvoir en France, sentez-vous que ces doléances sont prises en compte et que le message est entendu ?
La réalité est que j’ai été réélue en 2024 dans un contexte politique de puissance de l’extrême droite, aussi bien du point de vue de ses résultats électoraux, mais aussi de la manière dont ses idées irriguent le débat public et les médias. Cette situation ne pousse pas à l’optimisme, mais c’est aussi le reflet des soubresauts qui animent une société qui voit qu’elle change. Un changement quasi inéluctable. Je tiens à rappeler que certains historiens et géographes parlent de creuset français parce que la France, c’est aussi une histoire, une histoire de peuplements successifs, d’abord à travers le continent européen et ensuite à travers le continent africain et asiatique. L’histoire de la France est coloniale, après avoir été esclavagiste. Penser pouvoir arrêter ces mouvements et prôner la division, c’est vouloir nier le passé et refuser les réalités actuelles.
Aujourd’hui, la France est créolisée, c’est un fait, et vouloir empêcher les « minorités » de s’émanciper et avoir voix au chapitre est peine perdue. En réalité, ce qui dérange un certain nombre de personnes en France est que les enfants issus de l’immigration ne sont plus là à raser les murs. Ils occupent des positions qui ne sont plus seulement des positions subalternes et il va donc falloir composer avec nous. Alors pour répondre à votre question, je pense que c’est cet état de fait qui crée une rigidité chez de nombreux responsables politiques, mais le message est entendu dans la mesure où la réalité est là, face à eux.
Vous êtes la première femme noire vice-présidente de l’Assemblée nationale en France.
Quel sentiment cela procure-t-il ?
La réalité est que je ne le savais pas, jusqu’à ce que mon collègue Sébastien Delogu me le fasse remarquer et me félicite. Compte tenu de l’histoire multiséculaire des Noirs en France, je pensais naïvement qu’il y avait déjà eu un président noir à l’Assemblée nationale. C’est donc évidemment une fierté, non pas seulement pour moi, ni même seulement pour les femmes noires, mais pour tout un pan de la société qui se sentirait sous-représenté. De nombreuses personnes se sont senties fières. Je suis issue d’un mouvement politique qui incarne la gauche de rupture et qui, ces derniers mois, a été très ostracisé et pointé du doigt. C’était donc une des rares satisfactions en cette période trouble. À y réfléchir de plus près, c’est une anomalie que cela soit arrivé aussi tard dans l’histoire de France car, je le répète, la présence des Noirs en hexagone est multiséculaire.
Bien avant cette nomination prestigieuse, j’ai pu ressentir une vague d’enthousiasme lorsque j’ai été élue députée de ma conscription, en 2022. Beaucoup de femmes étaient heureuses pour moi et me félicitaient spontanément.
Par exemple, des femmes de la communauté turque sont venues m’offrir des cadeaux. De nombreuses jeunes filles noires m’interpellaient et me sollicitaient, notamment pour des demandes de stage. Et je suis pleinement consciente des difficultés auxquelles elles font face.
Enfin, c’était une fierté pour mes parents qui ont beaucoup galéré dans ce pays et sans qui je ne serais pas là.
Avez-vous ressenti que, de facto, vous étiez devenue un role model pour de nombreuses françaises ?
Je l’ai ressenti parce que j’ai reçu des messages de félicitations de la part d’énormément de personnes. Des femmes blanches, des femmes noires, des femmes qui ne sont même pas de mon bord politique. Cela a vraiment été quelque chose d’impressionnant et, franchement, je ne réalisais pas. Je pense que la représentation est très importante, mais cela ne suffit pas, il faut aussi qu’il y ait du fond. Je porte des idées et des convictions dont je suis fière – des idées qui ne sont pas forcément dominantes dans les débats publics – mais j’ai tout de même réussi à accéder à une position importante dans les institutions. Quoi qu’on en dise, quoi qu’on en pense, si on veut changer les choses, il faut aussi avoir un pied dans les institutions.
Si vous aviez un message à adresser à la diaspora ?
On ne rase plus les murs ! C’est terminé. On est présent et on pèse. Nous devons apprendre à développer une forme de solidarité entre nous. Dans les moments qui viennent, le fait que nous soyons visibles et audibles sera sujet à de nombreuses attaques. Nous devons faire preuve de solidarité, mais aussi de discernement. Tout d’abord, nous devons balayer les discours qui disent que nous sommes dans la victimisation. Nous analysons simplement des réalités que nous vivons. Lorsque l’on va à l’hôpital, cherche un emploi ou logement, nous ne sommes pas traités de la même manière et c’est un fait. Mais nous avons en nous la force, la résilience et des personnes qui peuvent nous tirer vers le haut. Je le répète, il n’y a qu’un mot qui vaille :
La solidarité.
Originaire du Congo, que cela représente-t-il ?
Cela fait entièrement partie de moi. Le Congo, qui est à cheval sur l’équateur, occupe une place centrale et son empreinte culturelle est visible dans de nombreux endroits dans le monde. J’étais récemment au Panama et j’y ai vu une exposition sur les Kongos. J’ai été à Mayotte et j’ai observé qu’il y avait certains mots en commun avec les langues du Congo. Nous sommes un peuple qui a une culture et une histoire qui se sont répandus à travers le monde. Notamment à cause d’événements douloureux comme la traite transatlantique, mais aussi les déplacements de population. Pour moi, le Congo est le cœur battant de l’humanité.
Si je vous dis le mot « Roots », vous me répondez ?
Je suis de la génération Alex Hailey et sa série Roots
(Racines). J’étais enfant et je peux vous dire que toute une génération a été marquée par les aventures de Kunta Kinté. Nous qui étions très imprégnés de culture américaine, cette série nous rappelait le lien historique étroit, et poignant, avec l’Afrique.
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