Les « enfants-sorciers », les rejetons de la guerre en Afrique Équatoriale

Nous exposons ici notre travail de cliniciens mené notamment avec le Samusocial Pointe-Noire (République du Congo) auprès de mineurs en errance et en danger dans les rues. Certains d’eux, les plus jeunes, sont régulièrement accusés d’être des « enfants-sorciers ». Partant donc de ce que l’enfant peut devenir dans le contexte particulier de guerre ou de post-guerre que traversent respectivement la République Démocratique du Congo (RDC) et la République du Congo[3], nous tenterons de prendre appui sur l’anthropologie qui permet de situer les conséquences collectives des destructionsmassivesdessystèmesdefiliationen leur rapport à l’ancêtre.

Qu’est alors l’enfant dit « enfant-sorcier » ?
Il s’agit d’un phénomène qui s’est développé depuis les années 1990 dans ces pays d’Afrique où des enfants et des adolescents des deux sexes ont été instrumentalisés comme soldats. L’enfant-sorcier est une figure anthropologique nouvelle, différente des figures traditionnelles de la sorcellerie et des stigmatisations toujours actuelles dans certaines régions de nouveaux-nés en fonction de leur naissance ou de tératogénie[11]. Il faut par exemple distinguer ces accusations des terrifiantes stigmatisations d’albinos rapportées ailleurs, ceux- ci n’étant accusés de rien mais tués pour les vertus magiques que l’on prête aux parties de leur corps et qui sont vendues aux féticheurs.

Aujourd’hui qu’une paix toute précaire est revenue, les enfants et adolescents de la guerre errent toutefois non sans péril dans les rues des mégapoles noires. Et dans les deux pays que nous avons cités et connus nombre de ces enfants, qui

déambulent sans fin dans les interstices séditieux et désolés de Pointe-Noire ou de Kinshasa, se désignent eux mêmes tantôt comme « enfants-des-rues », « enfants-soldats » ou « enfants-sorciers ». Ces trois termes tendent à se confondre abusivement[12] de façon rapide.

Qu’observe-t-on donc chez ces enfants et adolescents laissés à l’abandon dans ces villes à peine apaisées ? Leurs enrôlements militaires dans des contingents non maîtrisés, irréguliers et sporadiques de combattants occasionnels et toujours violents, ont laissé leur marque. Des adolescents et parfois de jeunes adultes semblent, alors qu’échoués dans les rues, se « bercer » de musiques aux rythmes militaires, répétition d’une violence qui ne se met pas en mots, et racontent des histoires terrifiantes à propos de corps morcelés et décomposés, telles ces rumeurs portant sur le prix des organes humains qu’on trouverait à force de négociations occultes sur le marché des féticheurs. Des plus jeunes encore et qui sont pour beaucoup accusés de sorcellerie avant de fuir dans la rue endossent volontiers parfois cette identité et la responsabilité des crimes qu’on leur impute. Cela montre bien que la détermination de ces sujets dépend de ce qui se déroule dans la version que l’Autre social donne de la mort et de la malédiction. Les accusations d’« enfants-sorciers » portent sur des enfants ou jeunes adolescents, des deux sexes, parfois dès 3 ans, rarement au-delà de 14 ans[13]. Elles s’appuient sur des critères très vastes : enfant malade, énurétique, désobéissant, travaillant mal ou dormant trop mais aussi enfant sage ou pensif, doué, curieux… bref, tout enfant peut être soupçonné dès lors que son comportement paraît énigmatique et menaçant aux adultes qui l’entourent. Il n’y a cependant pas de mot ou d’expression comme « enfant-sorcier » en Lingala[14] et l’on emploie le terme Ndoki, « sorcier », indifféremment pour un adulte ou un enfant. Les générations sont confondues, ce qui est logique puisque ce qui est dit sorcier est ce qui échappe à la loi de coupure entre les vivants et les morts, entre la nature et la culture et entre les générations. Le sorcier

est à la fois hors classe d’âge et représente l’aspect intraitable, non ritualisé hors dette et du nouveau- né et du mort. Il est le fœtus avide non sublimé en nouveau-né, le spectre inquiétant non pacifié en ancêtre.

Mais qui accuse ainsi l’enfant ? La question est d’importance. L’accusation part généralement de la toute proche famille, de ceux qui ont la charge de l’enfant – ces groupes naturels que sont la famille proche ou la famille d’adoption. Elle est parfois validée par une autre institution secondaire. C’est là qu’interviennent les prêtres de ces nouvelles églises, ces sectes pentecôtistes ou évangélistes qui surgissent comme des champignons. Ces églises que l’État contrôle n’ont pas leurs pareilles pour proposer toute une gamme de thérapies collectives, et suggérer au terme de rituels impressionnants à l’enfant accusé qu’il fut bien ce sorcier avide et meurtrier qu’on lui reproche et le persuade d’avoir été. Ces églises qui poussent drues les unes à côté des autres sont les premières et principales officines d’authentification des qualités sorcières supposées à l’enfant, quand elles ne fonctionnent de plus et solidairement comme des lieux de stigmatisation de certains « mauvais » parents, morts depuis peu et qui auraient avec l’enfant coupable scellé une alliance maudite. Un simple examen superficiel de tels dispositifs d’accusation et d’extorsion d’aveux permet de comprendre comment des familles réduites à des lambeaux en rivalité les uns vis-à-vis des autres peuvent ainsi se défausser de toute dette et de tout devoir vis-à-vis et du descendant et de l’ascendant coalisés et maudits par cette stigmatisation que renforce l’aveu. La précarisation des solidarités coutumières dans un climat de persécution et de tensions accrues s’actualise aujourd’hui dans un imaginaire de la sorcellerie qui fait encore plus voler en éclats le principe de la dette infinie entre les générations et engendre en place de ce dispositif de dons et de contre-dons des revendications irruptives et violentes de préjudices. S’en suit alors une déstructuration de la communauté parentale.

Par Olivier Douville

 

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