LA MARCHE DE GRAND-BASSAM : Les femmes à la conquête de la liberté

Bien souvent l’histoire nous relate les récits des grands rois, empereurs et autres vaillants dirigeants militaires; pourtant, tous les hauts faits de l’épopée humaine ne peuvent être attribués à ces seuls messieurs… La preuve, en Afrique, du fait de nombreuses traditions matriarcales, les femmes ont elles aussi considérablement marqué leurs époques et ont joué un rôle primordial dans l’histoire de leur continent. Et la Côte d’Ivoire ne le sait que trop puisque l’un des évènements majeurs de son histoire contemporaine s’avère être la marche héroïque des femmes sur Grand- Bassam. Grâce aux archives mais également aux témoignages recueillis par la rédaction nous vous livrons à présent cette histoire encore vivace dans les mémoires.
Nous sommes en 1949, le pays est encore sous l’emprise de la colonisation française et pourtant plusieurs syndicats ou partis politiques commencent à s’organiser pour rendre à la population sa liberté depuis trop longtemps confisquée. Parmi eux, le PDCI (Parti démocratique de Côte d’Ivoire et organe du Rassemblement démocratique africain) voit, à la suite d’une action de contestation, huit de ses dirigeants être arrêtés et emprisonnés sans aucune forme de procès. Leur incarcération commence alors le 7 février à la prison de Grand-Bassam (ville située à une quarantaine de kilomètres d’Abidjan).
Joséphine Dick, petite fille à cette époque et nièce de Séri Koré, l’un des prisonniers, nous raconte alors que tous les samedis elle partait d’Abidjan et effectuait en bus le trajet afin de porter du linge propre et de la nourriture à son oncle et à ses co-détenus.
Cependant, après plus de dix mois d’enfermements, la date de procès n’étant toujours pas fixée, les militants avaient décidé d’entamer le 12 décembre une grève de la faim pour faire réagir les autorités.

80886698

De leur côté, leurs femmes, soutenues par d’autres militantes de plusieurs nationalités, n’étaient pas restées inactives; bien au contraire, elles s’étaient regroupées en un comité très actif qui manifestait régulièrement, écrivait des lettres au procureur et avait enclenché le 15 décembre un boycott général des produits importés. Largement suivi par la population, même à l’intérieur du pays, ce mouvement a entrainé notamment une chute considérable du prix du sucre et une perte d’environ 10% du chiffre d’affaire des commerçants. Mais rien n’y faisait, les autorités restaient fermes face aux demandes de mise en liberté provisoire et prétextaient même que les prisonniers se cachaient pour manger; pourtant certains grévistes trop affaiblis avaient déjà été hospitalisés.
Vient alors l’idée d’un mouvement de masse visible et contraignant pour le pouvoir français; les femmes ne manquant pas de courage optent alors pour une grande marche qui reprendrait les codes des danses guerrières pratiquées autrefois par leurs ainées baoulés et agnis. Utilisées pour effrayer les ennemis qui souhaitaient attaquer leurs villages, cette technique nommée adjanou ou momoé consistait pour les femmes à se recouvrir de kaolin (sorte d’argile blanche) et à s’armer de pilons ou autres objet dissuasifs afin de camoufler, au rythme des chants et des danses, les hommes qui s’apprêtaient à riposter.
Ainsi, dès le 22 décembre aux aurores, plusieurs délégations partent d’Abidjan en taxi-bus afin de manifester devant le palais du procureur. En tête de file, Moussoko Camara, une des contestataires, a l’idée de s’habiller aux couleurs françaises et d’agiter sur la route le drapeau tricolore; cette diversion permet aux premières délégations de passer les contrôles policiers sans éveiller de soupçons, mais à la vue de leur nombre, les forces de l’ordre comprennent rapidement
que ces convois ne sont pas anodins. Les ordres sont donnés : dans un premier temps aucun chauffeur n’a le droit de transporter plus de trois femmes à la fois, puis l’interdiction devient totale.
Ainsi, des dizaines de femmes sont déjà à Bassam, alors que des centaines d’autres sont encore bloquées à Port-Bouët (dernière commune d’Abidjan qui mène sur la route de Bassam).
Ces dernières affirmant qu’elles ne sont pas « nées avec des voitures » décident coûte que coûte de se rendre dans l’ancienne capitale coloniale. Dispersées en petits groupes, elles empruntent à pied la plage pour ne pas être repérées par les policiers qui sillonnent la route. Quelques femmes, comme Marie Koré (tante de notre interviewée et femme d’un des militants prisonniers) portent leurs enfants au dos, ce qui on l’imagine rend encore plus pénible cette longue marche.
Non dupes les autorités parviennent tout de même à en arrêter quelques unes pour tapage ou injures, mais trop nombreuses les marcheuses prennent l’avantage et avancent péniblement, mais sûrement vers leur but. À 11h elles sont déjà plus de 150 devant le palais de justice, un petit groupe demande alors à être reçu par le procureur qui refuse, réaffirmant que les prisonniers se cachent pour manger.
Les femmes sont alors décidées à occuper les lieux jusqu’à obtenir satisfaction, mais les forces de l’ordre moins patientes dispersent la foule et parviennent à les faire reculer jusqu’au quartier Impérial qui se trouve de l’autre côté de la lagune.
À cet endroit, au fil de la journée, des centaines d’autres femmes venues à pied d’Abidjan les rejoignent, et même si le face à face avec les policiers est tendu, la nuit tombante (et la fatigue du déplacement) oblige à marquer une pause et à se répartir entre le siège du parti et les maisons des différents chefs ethniques de la localité.
Le lendemain, alors que d’autres femmes arrivent encore sur Bassam (portant leur nombre à plus de 4000 selon le parti), l’heure est au calme et à la mise en place d’une stratégie : il faut passer à l’action la nuit ou à l’aube.

1075002686

C’est ainsi que le 24 décembre, dès 5h du matin « l’assaut » est donné; par petits groupes les femmes se lancent, tous les moyens sont bons pour rejoindre la prison. Certaines empruntent même des pirogues pour traverser la lagune tandis que d’autres essayent de passer par la plage ou par le pont de la victoire.
Mais cette fois, policiers et gendarmes optent pour les grands moyens afin de les arrêter : du gaz lacrymogène ainsi que des pompes à eau sont utilisées la foule. Puisant directement dans la lagunes, les jets remplis de sable déchirent les pagnes et causent de vives blessures.
Marie Koré est projetée au sol et entraine dans sa chute la petite fille qu’elle porte au dos. À peine relevée, elle reçoit un coup de crosse de fusil d’un policier; essayant tant bien que mal de se défendre, elle finit malgré tout par être embarquée au commissariat où sont détenues d’autres protestataires. Là encore elles se font battre et subissent de multiples sévices.
À l’extérieur, les femmes sont toujours présentes mais doivent se résigner à rentrer à Abidjan. Certes, leur action est un grand coup d’éclat, mais elle n’est pas décisive, du moins dans l’immédiat. En effet, quelques jours plus tard, les journaux africains (comme le Réveil publié à Dakar) mais aussi de la métropole française (La voix du peuple, le Patriote ou encore L’Humanité) publient des articles très critiques à l’encontre de cette répression.
Cependant, les manifestantes arrêtées sont tout de même jugées le 28 décembre, et Marie-Koré du fait de ses blessures et de son hospitalisation n’est jugée que le 1 février 1950.
Du côté des militants, il faut attendre le mois de mars pour que soit ordonnée une mise en liberté partielle.
Aujourd’hui en Côte d’Ivoire, cet évènement demeure dans l’histoire comme la preuve que les femmes ont agi et peuvent encore agir pour la société et la liberté, ce qui explique peut-être que le paysage politique ivoirien soit aussi mixte finalement.
En ce qui concerne les hommages, si vous vous rendez à Grand-Bassam, assurément vous tomberez sur la grande statue représentant cette marche qui se trouve au rond-point de la gare routière; et si vous rencontrez des anciens, demandez leur de vous montrer de vieux billets de 1000 Francs CFA, vous y verrez peut-être le visage de Marie Koré, figure emblématique du combat des femmes de la nation.

Édition : ROOTS n°19
Par Tamandra Geny