FLEUVE CONGO : Histoire d’un lieu mythique

Le mythe du fleuve, le fleuve des mythes

En même temps que les eaux folles et gonflées de terres ocres, arrachées sur les rivages, qui les colorent d’un rouge épais et sanguin, le fleuve Congo charrie des mythes, des récits, des légendes et des fables sur ses origines, sur les entités qui le hantent et sur les forces qui l’animent. Le poète ne dit-il pas : « ces eaux donnèrent la vie » . Le fleuve est la mère de la vie et de la terre, elle-même, tient de toutes ses forces à ces eaux séminales qui la fécondent, font vivre ses enfants et maintiennent les équilibres globaux. Le Congo est la déesse-mère. La généalogie des dieux de tout le bassin du Congo ne se construit qu’en fonction du fleuve. Les génies, les esprits et les hommes déploient leurs travaux et égrainent leurs jours que par la grâce du fleuve. La sacralité du fleuve est une sorte de postulat, une condition et une finalité permettant de penser la vie des hommes de la région d’Afrique centrale. La place déterminante, structurante et fondamentale du fleuve explique la vie, les pratiques et l’histoire de cette région aussi bien en ses tragédies qu’en ses bénédictions. Relire les mythes et les légendes de l’Afrique centrale, c’est commencer à vérifier la portée symbolique majeure du fleuve et de l’eau comme moteurs cosmogoniques.

Les cultes de la fécondité de la terre et des hommes, de la santé et de la force plongent dans le fleuve et y puisent leur sacralité. Les mondes de l’espace congolais expliquent et s’expliquent avec, à partir, et par le fleuve. Les dimensions politique, magico-religieuse mais aussi économique et plus généralement culturelle s’intriquent, se rejoignent et plongent dans cette matrice. Le fleuve signe toujours l’épreuve de la naissance des pays, des lignages, des sociétés, des groupes et communautés. L’historien italien Cavazzi rapporte un récit de fondation du royaume du Kongo. La traversée du fleuve fournit l’occasion, l’opportunité rendant possible le royaume. « Lukeni, le fils cadet du roi de Vungu, s’installe avec ses partisans au bord du fleuve où il exigeait un droit de péage. Un jour où il se disputa avec sa tante maternelle qui refusait de s’acquitter du montant exigé, Lukeni l’éventra alors qu’elle était enceinte. Dans la crainte de la colère paternelle, il s’enfuit et s’établit sur la rive sud du fleuve où il fonde le royaume de Kongo, après avoir défait un petit chef local appelé Mambombolo. » Ce mythe contient tous les ingrédients des mythes de fondation : tension entre les aînés et les cadets, guerre pour la conquête des richesses, violence fondatrice, rupture avec la dimension de filiation biologique pour l’émergence d’un fondateur solitaire, etc. En ce qui concerne la présente étude, notons de façon privilégiée la séquence du franchissement du fleuve comme lieu de fermeture, de rupture et d’ouverture, d’inauguration de l’ordre politique nouveau. Pour le héros Lukeni, traverser le fleuve coïncide avec le fait de survivre et de s’affirmer pour déployer le potentiel dont il est porteur.

Chez les Yombe, le fleuve est également une figure associée à la dimension originaire, séminale. Dans leur récit de fondation, « une femme d’origine céleste mit au monde une fille aux neuf seins et un chimpanzé. Elle chassa l’animal et garda la fille, Mbangala Muanda, auprès d’elle. Celle-ci enfanta les neuf ancêtres du peuple kongo. Makaba était l’aîné des neuf enfants. Venant du sud, il entreprit la traversée du fleuve Congo avec l’aide de ses magiciens. Ceux-ci plantèrent un bâton muni de fétiches, qui se transforma en grand ficus (le nsanda). Makaba étendit sur l’eau un tapis magique grâce auquel ses compagnons purent franchir l’obstacle. C’est ainsi que les kongo se dispersèrent et peuplèrent les pays qu’ils habitent ». On pourrait multiplier à loisir les récits mythiques des peuples où le fleuve apparaît comme un protagoniste qui explique l’origine, l’épreuve fondatrice dans laquelle les peuples se reconnaissent comme les mêmes au-delà de leur dispersions et de leurs conflits.

La réalité rejoint le mythe à moins que ce ne soit le mythe qui explique, en creux, la réalité. Aujourd’hui encore, dans les tumultes de l’actualité africaine, traverser le fleuve est encore synonyme de vie sauvée. Passer le fleuve c’est bien souvent échapper, pour un moment aux puissances de mort déchaînées sur une de ses rives. Au début des années 1960, dans les tumultes des indépendances, traverser le fleuve était bien souvent la porte de salut pour les colons belges tentant d’échapper au déchaînement de fureur de leurs anciens colonisés. Plus récemment, lors des guerres congolaises des années 90 ; traverser le fleuve pour les Brazzavillois signifiait un certain répit dans la quête d’une certaine tranquillité. Traverser le fleuve c’est échapper, c’est rompre un cercle vicieux. Combien d’hommes politiques traqués, n’ont-ils pas trouvé leur salut dans l’expérience de la traversée ?

View from the Congo River between Kinshasa and Lukolela, Democratic Republic of Congo.     Photo by Ollivier Girard/CIFOR   cifor.org blog.cifor.org If you use one of our photos, please credit it accordingly and let us know. You can reach us through our Flickr account or at: cifor-mediainfo@cgiar.org and m.edliadi@cgiar.org

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Qu’en fin de compte, le fleuve soit le milieu mythologiquement fécond qui préside aux récits expliquant la vie et la mort des hommes de cette partie du continent, cela rejoint une constante du rapport des hommes aux milieux, surtout lorsqu’ils sont dotés d’une sorte d’exceptionnalité des sites occupés. En effet, la dimension impressionnante, fascinante voire sidérante stimule l’imagination et engendre l’effroi, l’admiration et la fantaisie.

Avec le fleuve Congo et la multitude de mythes qui l’entoure, nous pouvons aisément vérifier l’axiome selon lequel « toute collectivité possède ses « hauts lieux » figure de centralité, unique au point d’en paraître, en quelques aspects, aux yeux de certains, monstrueux.

La forme d’un gigantesque reptile serpentant au milieu d’un infini tapis vert. 

Le fleuve Congo peut se lire et se penser à partir de données objectives. De l’embouchure à la source, il s’allonge sur 4374 kilomètres. C’est le plus grand bassin fluvial du monde (le Bassin du Congo). Cinquième fleuve du monde, par sa longueur, son débit est de 100.000 m3 par seconde. C’est le deuxième fleuve le plus puissant du monde après l’Amazone. Il traverse le continent d’est en ouest. Sa source extrême se situe à la frontière zambienne, il se jette dans l’Océan atlantique à Moanda/Banana après s’être nourri des eaux des affluents et lacs aussi mythiques que le Kasaï, l’Uele, la Sangha, l’Oubangui, le lac Tanganyka, le lac Kivu… Le tracé du Congo correspond à un parcours de mondes. C’est, à chaque fois, une récitation de la vie à travers des pratiques concrètes : circulation des hommes, échanges techniques et commerciaux, influences et conjugaisons linguistiques, confrontations pour le pouvoir du jour et de la nuit, lutte pour le contrôle des flux, rivalités pour l’accès aux biens, commerces religieux et/ou magiques.

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Sur le fleuve Congo, il est possible de faire deux voyages : « le petit voyage » et « le grand voyage » : traversée entre Brazzaville et Kinshasa ou remontée vers le nord, jusqu’à la ville à la courbe du fleuve (V. S. Naipaul) : Kisangani (anciennement Stanleyville). De là, le fleuve redescend vers le sud, vers la source du Congo à Kabunda vers Lubumbashi (anciennement Élisabethville) dans la non moins mythique province du Katanga. « Le Katanga, le pays minier par excellence, est aussi celui de la source du Congo et de quelques-uns de ses affluents. Dans le Haut-Katanga, l’identité fluviale a dû s’effacer devant l’identité cuprifère. C’est en fonction de cette dernière que les villes se sont bâties : Kipushi, Lubumbashi, Likasi, Kolwezi. Pourtant, c’est ici que le fleuve, avec ses affluents et ses rivières, commence à donner la pleine mesure de ses prouesses. D’en haut, il a la forme d’un gigantesque reptile serpentant au milieu d’un infini tapis vert. »

À l’évocation du Katanga, nous viennent, à l’esprit, des sons, des noms et des images aussi controversées qu’éloquentes : Moïse Tshombé, le fantasque président de l’éphémère et sécessionniste « république des croisettes » 6 du Katanga, le glorieux soleil noir du géant mondial du cuivre, l’UMHK (Union minière du haut Katanga), la ville de Kolwezi et le film qui lui est désormais attaché (« la légion saute sur Kolwezi »)… Mais invoquer le Katanga c’est évoquer les sources du fleuve Congo et les tragédies qui sont liées à l’histoire de la république du Congo et, à maints égards, au continent africain voire à l’histoire du monde contemporain. Le destin des bana mayi (les enfants du fleuve) n’est pas moins tragique. On pourrait travailler au martyrologe des enfants du fleuve : le destin tragique du prophète du nationalisme congolais Simon Kimbangu, né à l’embouchure du fleuve, dans le Bas-Congo, et mort à sa source, dans sa prison de Sendwe-Élisabethville. On ne peut ne pas évoquer la figure flamboyante et christique de Patrice Lumumba, premier Premier ministre de la jeune république indépendante du Congo, assassiné au Katanga en janvier 1961.On parle de moins en moins de la mort, au Katanga, en septembre 1961, du secrétaire général de l’O.N.U., Dag Hammarskjöld. Qui sait encore qu’en 1940, un train chargé de deux mille tonnes de pechblende, minerai saturé d’uranium, part d’Élisabethville pour aboutir à la bombe atomique qui, les 6 et 9 août 1945, feront cent quarante mille victimes à Hiroshima et soixante-dix milles à Nagasaki ?

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Lumumba, Mobutu & Kabila : Enfants du fleuve Congo

Si l’assassinat de Patrice Lumumba renvoie à la tragédie de l’espérance liée à une certaine idée de l’Afrique, elle met parallèlement, en lumière, une réalité plus perverse et plus sordide. Paraît en surimpression, la figure qui dominera la vie du fleuve pendant près d’une trentaine d’années, figure fascinante et inquiétante d’un enfant du fleuve : le grand léopard, Mobutu. Cet homme est, à lui seul, le symbole de la fascination pour le fleuve mais aussi des dérives d’un pays et du drame d’un continent. Amoureux du fleuve, il est né sur ses rives et y a passé une partie importante de sa vie. Il s’est identifié aux forces et puissances magiques du fleuve, tentant de réunir et de refonder son projet national autour du symbole du fleuve qu’il a rebaptisé en même temps que la monnaie, et le pays en Zaïre (mauvaise traduction portugaise du mot Kongo Nzadi qui veut dire fleuve).

En remontant de la source vers l’embouchure, en quittant la province du Katanga, son sous-sol cuprifère, ses villes tristement prospères, pillées, violentées et violées, dans la longueur du temps, aussi bien par le roi colonisateur Léopold II que par le régime vorace de Mobutu et, aujourd’hui, par toutes sortes de mafias en quête du cobalt, de l’uranium, du germanium et un nombre impressionnant de métaux rares. En traversant les régions diamantifères du Kasaï qui laissent, dans la mémoire, d’étonnants souvenirs de combats aussi acharnés que baroque (javelots contre kalachnikov, mitrailleuses contre sagaies, guerriers réputés invulnérables contre mercenaires) pour la précieuse pierre, on peut suivre le fleuve avec l’explorateur Henri Morton Stanley jusqu’à la ville qui, longtemps, porta son nom : Stanleyville (aujourd’hui Kisangani).
Ville mythique mais aussi ville-carrefour que Kisangani ; à ses noms Stanleyville et Kisangani (qui veut dire sur l’île en Swahili) sont attachées de nombreux souvenirs. Du point de vue de la navigabilité du fleuve c’est un point de rupture. Là commencent les rapides et les tourments des grandes eaux. Les tourments l’animent jusqu’à sa source. La ville est découverte en 1877 par Stanley, venant de l’est, à la poursuite des négriers arabes et arabisés, et à la quête du tracé du fleuve Congo. Bloqué par les rapides qui forment un bouclier hydrique, Il reviendra dans la région et fondera en 1883 la ville avec le projet d’ériger là « un poste avancé de la civilisation ». Henri Morton Stanley, personnage fantasque et violent a contribué à populariser la mitrailleuse Maxim comme outil de civilisation. (indication très intéressante sur ce que peut être la civilisation). À l’évocation de Kisangani-Stanleyville, de nombreuses images viennent à l’esprit et se croisent en un point cardinal : nous sommes en un cœur de l’Afrique. Les mondes arabisés du nord-est (Soudan) rencontrent là, les mondes forestiers animistes de l’ouest ainsi que les influences rwando-ougandaises de la région des Grands lacs (Kivu-Tanganyka). Des vecteurs puissants, se croisent en ce centre, qui en font un nœud stratégique et symbolique hors du commun. Ainsi remonter le fleuve jusqu’à Kisangani, c’est, à en croire Joseph Conrad, atteindre Au cœur des ténèbres : folie, démesure, hallucination, vertige, perte, chaos, profondeur, obscurité, fièvre… semblent être les attributs liés à la remontée de ce fleuve. Il se pourrait qu’en ce point se soient nouées une série de forces de mort qui permettent de penser et de pressentir le drame sous-jacent d’une certaine modernité : quel cœur n’a sa part de ténèbres, cher Monsieur Conrad ? La région de Kisangani est marquée par les atrocités de l’exploitation de l’État indépendant du Congo, œuvre des hommes du roi civilisateur Léopold II, atrocités qui ont permis à Georges Washington Williams de forger, pour la première fois, l’expression qui aura une bien peu enviable postérité : « crime contre l’humanité ». En tout cas, à travers la quête du personnage de Kurtz, on voit le fleuve Congo devenir le prétexte d’une exploration des profondeurs énigmatiques de l’être humain : fleuve universel, plongée définitive.

Kisangani est hantée par la légende de son héros, Patrice Lumumba, l’homme de Stanleyville. En effet, c’est à partir de cette ville que ce dernier s’affirme avant d’aller à la conquête de Léopoldville et de l’ensemble du pays. De là, l’hypersensibilité de la ville au discours nationaliste. Mais Kisangani c’est aussi le pays des rébellions de la période post-indépendance : Pierre Mulélé, Gaston Soumialot et ses redoutables simba (les lions). Che Guevara lui-même, séjourne dans la région, au milieu des années 60, pour tenter d’allumer là, un des foyers du projet révolutionnaire mondial. Il y croise celui qui, en 1997, détrônera Mobutu : Laurent-Désiré Kabila.

Près de Kisangani, on ne peut pas ne pas porter une attention particulière aux Stanley Falls que l’on nomme, aujourd’hui, les chutes Wagenia. Qui sont donc ces mystérieux Wagenias ? On ne sait pas très bien situer leur provenance. Les Wagenias sont un peuple d’acrobates du fleuve. Accrochés aux chutes, ils y construisent des échafaudages et y suspendent des nasses coniques. Profitant de la furie des eaux, ils tentent, depuis des siècles, de vivre accrochés aux eaux en furie. Les wagenias sont des habitants de la performance et de l’équilibre précaire : funambules des eaux déchaînés.

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Au-delà de Kisangani, suivons le cours du fleuve et engageons-nous dans la province de l’Équateur. Nous y découvrons la ville de Lisala, ancienne Banzyville. Lisala est la ville d’où est originaire un autre enfant terrible du fleuve : Joseph-Désiré Mobutu. Il y a fait ses études primaires. Mais parler de Lisala-Banzyville c’est, immédiatement, se tourner vers la ville qui a fini par l’éclipser : Gbadolite, « la Versailles de la jungle ». Si le phénomène Gbadolite suscite l’intérêt c’est en tant qu’il révèle la tendance des potentats africains, de la période post-indépendance, à édifier des villes nouvelles dans leur village natal. Ces villes nouvelles, hallucinations urbaines, tranchent par leur dimension artificielle, par le mélange baroque de genres, le bricolage, et par la manière de forcer sur le luxe tapageur. Ce phénomène est lié à des raisons évidentes de mainmise symbolique sur les lieux du pouvoir, de ré-enracinement de ce dernier dans le registre de l’ancestralité et des traditions ethniques et locales du chef. Par une sorte de logique illogique, les chefs des États modernes s’envisagent au fur et à mesure de leur maintien au pouvoir, comme des chefs traditionnels, des chefs coutumiers, soucieux de se connecter à une légitimité autre que celle des armes ou des urnes. Ils ont le souci d’exercer le pouvoir à l’ombre des ancêtres. Ainsi, « de ce petit village, jusque-là inconnu, Mobutu avait fait une ville moderne dotée d’un aéroport international, d’un hôpital et de tous les services nécessaires pour les réceptions somptueuses qu’il y organisait pour les chefs d’État et la jet-set internationale. Le champagne y coulait à flots et le caviar n’a jamais manqué. » 10 Gbadolite fait penser inévitablement à Yamoussoukro en Côte-d’Ivoire 11. Autrement, on peut voir, dans ce phénomène de ville-capitales nouvelles, comme une décision politique, un événement, une volonté politique et symbolique de réinscrire l’État dans une logique nouvelle, différente des logiques coloniales : Abuja (Nigéria) ou Dodoma (Tanzanie). Dans cette optique, on pense inévitablement à l’expérience brésilienne avec l’édification de la ville nouvelle de Brasilia. Descendant le cours du fleuve, on pense à Oyo, le – village-ville du président du Congo-Brazzaville- de l’autre côté du fleuve. On aborde Mbandaka-Coquillathville, l’escale rêvée des marins du fleuve : ville onirique, ville des gens d’eau. Ces villes sont comme des notes sur la portée de la musique des eaux où les fleuves se répondent et déploient une bouleversante chorégraphie hydrique : l’Uele, la Tshopo, l’Oubangui, la Sangha, l’Alima, la Léfini, le Kasaï.

Brazzaville & Kinshasa : Les jumelles du fleuve

Les fleuves enfantent des villes. Ainsi les villes-jumelles : Brazzaville et Kinshasa, sont-elles enfants du fleuve. Le Congo unit et sépare les deux villes capitales les plus rapprochées du monde. À la hauteur des deux villes, le fleuve s’élargit en une sorte de lac large d’une trentaine de kilomètre. C’est le Pool Malebo (anciennement Stanley Pool), une petite mer dont la traversée se fait en bateau, en barge ou à la pirogue. Ici, deux mondes se côtoient qui rappellent que ce cirque aqueux a toujours été un marché, un lieu de rencontres, et d’échanges entre gens d’eau et gens de la terre, gens des forêts et gens des savanes. Théâtre de la confrontation entre les colonisations française (P. S. De Brazza) et belge (H. M. Stanley), le fleuve Congo s’est transformée en lieu de traduction et de trahison des enjeux territoriaux déterminants entre puissances coloniales occidentales.

Kinshasa et Brazaville, villes-filles du fleuve Congo, ne cessent de redire, de traduire et de trahir l’épopée des peuples qui ont toujours échangé autour de ce pool Malebo, lieu de croisement, milieu de rencontres et d’échanges multiformes entre gens des forêts, gens du nord et gens des savanes, gens du sud, entre gens d’eau et gens de terre. Les apports des différents peuples, enfants du fleuve, ont produit, au niveau culturel, la rumba congolaise, genre musical qui a célébré la naissance du sujet colonial urbain et a accompagné toute l’élaboration de la modernité coloniale et post-coloniale. L’emblématique chanson « indépendance Tcha-Tcha » en 1959, en constitue une sorte d’hymne. L’interconnection entre des artères vitales qui pénètrent les pays et qui se nourrissent des eaux tumultueuses du bassin du Congo trouve là une scène où se révéler dans toute sa générosité.
Du point de vue de l’architecture et de l’urbanisme, Brazzaville et Kinshasa sont exemplaires de deux approches de la ville. La ville agressive, à la modernité orgueilleuse et triomphante (Kinshasa-la-belle) et la ville-jardin (Brazzaville-la-verte) privilégiant des approches d’urbanisation plus «soft ».

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Suivre le fleuve Congo c’est donc se lancer dans une longue méditation à travers les villes que les hommes édifient, jusqu’à Matadi où le fleuve, en une embouchure flamboyante et dantesque, se jette dans l’Océan atlantique. Matadi, ville de pierre, cité minérale, crie de façon stridente, telle une victoire équatoriale, toute la force des génies des eaux dont, on dit, qu’ils s’incarnent dans les cultes mégalithiques des Nkita. Cette pierre, grès rose, dont l’architecte Roger Erell a exalté la puissance à travers l’érection de la Basilique Sainte Anne du Congo, au bord du fleuve, en forme de pirogue renversée en hommage aux piroguiers qui tentent de dompter le fleuve, ou de mains jointes en signe de prière, à moins que ce ne soit la célébration de la rencontre des gens d’eau et des gens de terre. On peut y voir aussi la rencontre, dans l’aventure coloniale, des Blancs et des Noirs, une concorde espérée. Les tuiles vernissées, vertes de l’espérance, en forme d’écailles de serpent, (le python, serpent mythique, qui donne naissance au fleuve ?) rappellent les mythes d’origine du fleuve.

Les mots de Paul Zumthor nous confortent dans la présente célébration du fleuve : « L’espace est créateur de mythes. Perçu par le moyen de la lumière, première saisie dans notre découverte érotisée du monde, zone ambiguë entre le cosmos et le chaos, il s’associe au feu, au mouvement, au rythme, au chant, à l’amour. »

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Édition ROOTS n°20 ) Spécial Kongo
Par Serge Mboukou

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