AÏSSA MAÏGA x S.PRI NOIR : Enfants du Djolof

Contrôle d’identité, s’il vous plaît ?

S.Pri Noir : S.Pri Noir, 195 ans. Je suis né en 1823, d’où mon son Highlander (rires). Je suis rappeur, réalisateur et entertainer.

Aïssa Maïga : Née en mai 1923, 100 ans après S.Pri, j’ai acquis une longue expérience qui nourrit ma patience (rires). Je suis comédienne. J’écris de plus en plus, j’espère de mieux en mieux, pour raconter des histoires à travers des films documentaires ou des fictions.

C’est un numéro spécial Djolof, en clin d’œil à l’Empire Djolof qui réunissait le Sénégal et la Gambie. Vous êtes tous deux originaires du Sénégal. Que cela représente-t-il pour la personne que vous êtes devenue et/ou aspirez à devenir ?

Aïssa : Mon père était originaire du Mali et j’ai été élevée du côté paternel. Quant à ma mère, elle est Sérère du Sénégal et de la Gambie. Je suis née au Sénégal et je l’ai quitté quand j’avais 4 ans et demi. La première fois que j’y suis retournée, j’avais 25 ans. Ce pays représente pour moi le lieu de l’exil, le lieu de la perte. C’est aussi le lieu des attaches viscérales, des retrouvailles familiales, la découverte d’une fratrie. Le Sénégal, c’est évidemment cet art de vivre, la Téranga, qui est majeur dans l’identité du pays. Ce sont aussi des paysages dont je ne me souviens pas mais qui me manquent. Le Sénégal, c’est aussi une langue, le wolof, que j’ai parlé jusqu’à ce que mon père vienne me récupérer à 4 ans et demi. C’est quelque chose qui m’appartient mais qui m’échappe beaucoup, contrairement au Mali où les attaches sont plus évidentes. Concernant mes projets, tout ce que j’écris me renvoie à mes racines maliennes ou sénégalaises, à des endroits en Afrique de l’Ouest en général.

S.Pri : Mon père vient de la Guinée-Bissau, mais c’est un Mandjack qui a été élevé au Sénégal, en Casamance. Ma mère est Sérère, elle vient de Joal-Fadiouth, l’île aux coquillages. Je suis né en France et je suis allé au Sénégal, pour la première fois, à 3 ans pour ma circoncision. C’est d’ailleurs mon 1er et l’un de mes seuls souvenirs que j’ai en-dessous de mes 5 ans, c’est vous dire à quel point j’ai eu mal (rires) ! Tous les 2 ans, j’allais au Sénégal voir ma famille proche, puisque tous mes cousins germains sont sur place. Avec mes potes de Paris, on a l’habitude de se dire qu’on a une double culture : je ne suis ni d’ici, ni de là-bas. Je suis attaché à la France, même s’il y a quelques problèmes d’acceptation, et je suis attaché au Sénégal, bien qu’eux me voient comme un Français: dans ma façon de m’habiller à l’occidental, ma façon de m’exprimer, je ne parle pas spécialement wolof… Malgré tout cela, le Sénégal est gravé dans ma chair. Maintenant que j’ai grandi, que je connais les codes, les mœurs, j’essaie de m’y investir. J’ai pas mal de projets dans la pierre, j’ai repris la maison de ma mère, j’essaie de prendre des terrains et construire. Étant fan de moto, j’ai également réalisé un documentaire qui visait à faire rencontrer les mecs qui font de la moto là-bas et ceux d’ici.

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S.Pri, vous êtes reconnu dans le milieu comme l’un des artistes avec la meilleure identité visuelle et artistique. Vous n’avez pas encore eu l’envie de faire un clip grandiose au Sénégal ?

S.Pri : Dans mon album, j’ai fait un son en hommage à ma mère. J’aimerais bien le cliper au Sénégal, mais j’ai un gros souci du détail. De plus, nous, les Sénégalais, avons une certaine pudeur, et je suis encore incertain sur l’idée de devoir cliper ce morceau. L’avoir écrit et chanté est peut-être suf fisant. Si je clipe au Sénégal, je veux vraiment pousser le délire artistique à son maximum, montrer une vraie carte pos-tale du pays. Pourquoi pas avec Viviane Ndour avec qui j’ai collaboré sur un autre morceau ?

Aïssa, il y a eu un énorme buzz pour la sortie de votre livre Noire n’est pas mon métier. Est-ce une fierté ou n’avez-vous pas peur que cela vous mette encore plus dans une case ?

Aïssa : Qu’on dise de moi « l’actrice noire », ça ne me fatigue pas. Ce qui me fatigue, c’est ce que je constate depuis plus de 20 ans de la réalité de mon métier, ce que je redoute pour mes enfants. L’avenir nous appartient mais il faut des actes pour faire bouger les choses. Ce livre est une somme de toute ma combativité, mêlée à des moments de fatigue et d’impatience. Ce livre est une fierté, car on a réussi à construire une communauté d’idées à partir de nos expériences vécues. Nous sommes une minorité dans une minorité : femmes noires actrices en France. Avec ce discours que nous avons porté, nous avons fait entendre des choses qui dépassent notre condition et qui parlent de l’altérité, de ce qu’est ne pas appartenir à la norme en 2018.

Un livre à destination des réalisateurs et producteurs ?

Aïssa : C’est un livre qui interpelle les personnes du cinéma, du théâtre, de la télévision. Mais ce qu’on pointe du doigt dépasse l’horizon du cinéma. À la rigueur, s’il n’y avait que quelques actrices noires qui souffraient en France, ce ne serait pas très grave, mais notre condition révèle des injustices qui sont pires et qui s’exercent à tous les âges de la vie des personnes non-blanches dans notre pays. Encore une fois, ce livre est une fierté, mais je tiens à préciser que je me considère comme une hyper métisse. J’ai grandi avec plein d’adultes qui m’ont aidée, les uns après les autres, parce que la vie l’a voulu. Du coup, dès l’âge de 8 ans, je côtoyais des Blancs, des Asiatiques, des Noirs, des Musulmans, des Juifs… Cela a toujours fait partie de qui j’étais. Et pour moi, il n’était pas question, en poin-tant du doigt ce qu’on vit, de se recroqueviller sur ce qui est censé être notre identité, car mon identité est multiple.

Le livre est sorti juste avant le Festival de Cannes 2018. Avez-vous senti les lignes bouger ?

Aïssa : En fait, il y a un paradoxe énorme. On n’a pas envie d’être réduite à notre apparence dans le cinéma français mais, en même temps, en dénonçant cette chose, on apparaît vraiment comme le fait d’être des femmes noires (rires). L’idée n’est pas de s’enfermer, mais bien de déconstruire les clichés. Je pense que l’on a réussi à faire entrer le message dans l’esprit de ceux pour qui c’était quelque chose de nouveau ou d’un peu complexe. Mais il y a plu-sieurs temps: il y a tout d’abord le temps du livre, où on s’extrait du monde pour écrire. J’ai accompagné l’éditrice qui a fait un boulot de dingue, Charlotte Rotman, parce qu’on avait un mois pour tout créer. Puis, il y a le temps de la préparation, de la promotion, le Festival de Cannes. Ce n’est pas un temps où on peut interpeller les gens du métier. Ce temps de la médiatisation était hyper important car c’était le moment pour atteindre la majorité silencieuse. Ensuite, vient le temps du militantisme concret et il commence maintenant.  Aujourd’hui, nous avons la presse et l’opinion publique avec nous. Pour faire bouger les lignes, il fallait qu’on ait ce genre d’initiatives. Désormais, j’ai envie que l’on fasse passer des mesures ultra concrètes, car il ne doit pas s’agir uniquement de beaux discours.

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S.Pri Noir à Aïssa : Tu n’as pas peur que cela te ferme des portes ?

Aïssa : Au contraire, je pense que cela a ouvert des portes pour d’autres. J’ai un super exemple : Sonia Rolland, lors du Festival de Cannes. Le lendemain de notre montée des marches, une réalisatrice qui lui avait confié un rôle de nounou pour un prochain film lui a dit : « je ne savais pas que ce qu’on produit en terme d’imaginaire en tant que réalisateur avait autant d’impact sur les mentalités ». Elle a changé le récit du personnage de son film et a dit à Sonia qu’elle ne verrait plus les choses de la même manière. C’est déjà une belle victoire !

S.Pri, Outre-Atlantique, les rappeurs font facilement la transition entre musique et cinéma ou série télé. Est-ce un univers qui vous attirerait également ?

S.Pri : Bien sûr, ce serait un rêve ! L’année dernière, j’ai rencontré Nawell Madani qui souhaitait utiliser des sons que j’avais produits pour son film. À force de discuter ensemble, elle m’a dit qu’elle me verrait bien au cinéma… Il y a quelques projets, je pense même à écrire mon histoire… C’est vraiment un univers qui peut m’intéresser.

Quelle est votre actualité sur cette période automne / hiver 2018-2019 ?

S.Pri : J’ai encore 2/3 clips que je dois lancer, afin de défendre mon premier album (Masque Blanc) et atteindre la certification Or, car nous y sommes presque. D’ailleurs, les clips sont une manière de me faire mon petit cinéma (rires). Je prévois également une tournée et je poursuis mon partenariat pour Adidas, avec 2/3 paires qui sortiront prochainement.

Aïssa : J’ai bossé avec Julien Abraham, qui est le réalisateur de La Cité Rose, et qui a écrit cette histoire qui se passe autour de l’univers carcéral des mineurs en France. Je ne peux pas trop en dire plus, mais ça va être un très beau film sur l’adolescence à la dérive, sur la résilience et auquel a d’ailleurs participé MHD. Après cela, j’ai tourné dans une série en Irlande et cela m’a vraiment fait du bien. Le fait de tourner à l’étranger permet de multiplier les opportunités, cela donne accès à des rôles plus intéressants. J’ai également bossé sur une autre série anglaise, qui a été tournée en Afrique du Sud, au mois de novembre.

Si vous aviez un conseil à un lecteur qui souhaiterait se lancer dans la musique ou dans le cinéma ?

Aïssa : Je dirais que rien ne résiste au travail. Cela commence par le travail sur soi-même, en se formant. Mais une chose est très importante: être force de proposition, ne pas attendre qu’un rôle vienne à vous et être dans une confiance au-delà de tout ce que le contexte peut ériger comme barrière psychologique dans votre esprit.

S.Pri : Comme je le dis souvent aux petits de mon quartier : « il ne faut pas courir après la gloire ». Aujourd’hui, au-delà du métier, les gens veulent juste être des stars. On le voit notamment avec cette génération qui aspire à percer via la télé-réalité. Si tu maîtrises un art, mon conseil est le suivant: «  Persiste dedans et travaille-le à fond, le succès viendra après ».

Si je vous dis le mot ROOTS, cela vous évoque quoi ?

S.Pri : La Jamaïque et le mouvement rastafari.

Aïssa : Le ciel. Le fait de s’élever en s’appuyant sur ses racines.

Édition ROOTS n°22 – Spécial Djolof